Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 2 : Notes 7: L'age d'or arabo-persan

A A A

(Ferdousi et le Livre des Rois, Gorgâni, Nizâmi et Michael Barry, Leylâ et Mejnûn, Roman d'Antar, Khayâm, Saadi, Hafez, influences: chevalerie, Graal, amour courtois)

1) n° 1353 - 1359: Abou’lkasim Firdousi: Le Livre des Rois, publié, traduit et commenté par Jules Mohl, réimprimé avec l’autorisation de l’Imprimerie Nationale par Jean Maisonneuve, Paris, 1976 (exemplaire numéroté - édition bilingue).
2) n° 1352: Ferdowsi: Le Livre des Rois (extraits et présentation de Jules Lazard sur traduction de Jules Mohl), édition Sindbad, Paris, 1979.
3) n° 1351: Abou’lkasim Firdousi: Le Livre de Feridoun et de Minoutchehir, rois de Perse, d’après le Shah-Nameh, trad. Jules Mohl, édit. H. Piazza, édit. d’Art, Paris, 1924.
4) n° 2309: Henri Massé: Firdousi et l’Epopée Nationale, libr. académique Perrin, Paris, 1935.
5) n° 3120: Clément Huart et Louis Delaporte: L’Iran antique, Elam et Perse et la civilisation iranienne, édit. Albin Michel, Paris, 1943.
6) n° 2627: Tabari: Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sassaniden. Trad. et notes de Th. Nöldeke, édit. E. J. Brill, Leyden, 1879.


Le Livre des Rois ou Shah-Nameh est un véritable monument. Un monument riche de cent mille vers. Le vers, dit Ferdousi quelque part, est une grâce de plus pour le lettré. Pour l’ignorant c’est un bienfait car il perpétue le souvenir (il permet de mémoriser). C’est l’oeuvre d’une vie. Qui ne lui a rien rapporté - Firdousi est mort pauvre - sinon la renommée posthume. Dans tout l’Orient. Une oeuvre pourtant qui devrait être aussi connue en Occident que celle de Homère. La traduction aussi a été l’oeuvre d’une vie, celle d’un Allemand, né en 1800, venu en France étudier chez les orientalistes Silvestre de Sacy et Abel Rémusat, et qui est chargé en 1826 par le gouvernement français de la traduction et de l’édition de cet ouvrage, ce qu’il poursuit jusqu’à sa mort en 1876, tout en étant professeur au Collège de France. L’édition en persan et en français faite par l’Imprimerie Nationale au 19ème siècle est absolument superbe (j’en ai vu quelques exemplaires à la dimension folio chez Samuelian). Le fac-similé édité par Maisonneuve en 1976 à l’occasion du 50ème anniversaire de la dynastie Pahlavie, aux dimensions plus modestes, n’est pas mal non plus.
Des extraits ont été publiés avant la guerre par le très éclectique éditeur Piazza et plus récemment par Sindbad (qui a d’ailleurs très bien choisi ses extraits: les plus belles pages de la partie épique de l’ouvrage liées par des résumés).
Henri Massé était professeur à ce qui était avant la guerre l’Ecole des Langues Orientales. Grand connaisseur de l’Iran, il a également publié des études sur Saadi, les contes persans et les coutumes et croyances des Perses (on y reviendra encore). Quant à Clément Huart qui a également professé à l’Ecole des Langues Orientales, il a écrit une célèbre Histoire des Arabes (n° 1852-53: Clément Huart: Histoire des Arabes, libr. Paul Geuthner, Paris, 1912). La Chronique de l’Iranien Tabarî est importante à plus d’un titre: elle donne des renseignements intéressants sur certains rois sassanides que l’on va encore rencontrer tels que Bahrâm ou Khosrow, elle montre l’influence du christianisme et de l’héllénisme sur les Sassanides et parle d’un royaume arabe, situé dans le sud de l’Irak, allié des Perses et qui a longuement contenu les Arabes «sauvages» du désert, le royaume de Hîra. L’existence d’un tel royaume montre aussi combien les Arabes du désert étaient proches de la civilisation persane et étaient forcément influencés par elle.

La première partie du Shah-Nameh est un rappel des mythes fondateurs. C’est l’histoire des civilisateurs, des rois qui enseignent à l’humanité le feu, le travail des métaux, la navigation, la médecine, etc. C’est l’Age d’Or que connaissent toutes les civilisations. Puis vient le règne du Mal. Enfin celle du Grand Justicier, Féreydoun. On y reconnaît les thèmes de l’Avesta (les antiques hymnes iraniens) et des Veddas indiens.
La partie centrale, la plus intéressante, concerne les rois Keyanides. C’est là que l’on trouve les rois célèbres Key Kâvous et Key Khosrow et les véritables héros de l’épopée tels que Rostam. C’est l’époque de la guerre sans fin contre le Touran (les Turcs, le Mal), ceux qui viennent d’au-delà de l’Oxus, les Nomades, alors que les Iraniens sont déjà des sédentaires et que les hauts-plateaux sont riches. Au moment où j’écris ces lignes c’est la guerre en Afghanistan dont la carte apparaît tous les soirs sur les écrans de télévision. Je n’ai donc pas besoin de vous faire une grande leçon de géographie. L’Oxus c’est l’Amoû-Déryâ qui se jette aujourd’hui dans la Mer d’Aral et se jetait à l’époque dans la Mer Caspienne. Le Touran de l’épopée c’est donc le Turkestan, l’Ouzbekistan, le Khirgizistan d’aujourd’hui. Kaboul qui est souvent citée dans les luttes entre Iraniens et Touraniens (ainsi d’ailleurs que le Kashmir) et Hérat font partie de l’Iran. Le Sistan où se retire Rostam quand il est fâché avec le Roi, se trouve à la frontière sud-ouest de l’Afghanistan avec l’Iran (il y a un lac qui porte le même nom et des marais). Les Turcs ne sont donc pas à l’ouest de l’Iran à l’époque mais à l’est. Tous, la ville natale de Firdousi, se trouve tout près de l’ancien Oxus.
Avec la troisième partie enfin on entre dans la période historique. On cite rapidement Darius III et Alexandre qui devient iranien, puis la dernière dynastie, les Sassanides, qui va du IIIème siècle après J.-C. jusqu’à l’invasion arabe. Et c’est chez les Sassanides que l’on va trouver le fameux Chosroès Ier, le parangon de justice (il y a une cloche à sa porte que tout un chacun peut faire sonner pour obtenir justice) que l’on va encore retrouver dans le Roman d’Antar.
Ceux qui ont fait du grec au lycée seront certainement déçus de ne pas y trouver les grands rois achéménides qui ont accompagné l’histoire de l’ancienne Grèce. On n’y parle guère de Cyrus le Grand, qui vint au pouvoir en 558 avant J.C., conquit la Lydie du riche Crésus et fut l’une des figures les plus marquantes de l’Antiquité, un grand général et un grand politique (c’est lui qui allait autoriser les Juifs à rentrer chez eux et à reconstruire leur Temple).
On ne parle pas de Darius Ier qui perdit la bataille de Marathon contre les Athéniens en 490, ce qui sauva la Grèce et eut un retentissement considérable. Ni de Xerxès qui prépara une expédition de revanche contre les Grecs en 481 avec une armée gigantesque composée de Mèdes, de Perses, d’Assyriens, de Bactriens, d’Indiens, d’Ethiopiens et même de Lybiens et d’Arabes. Il disposait de 1200 navires de guerre (les historiens grecs ont peut-être gonflé un peu les chiffres pour se faire mousser) sur lesquels avaient embarqué des Egyptiens, des Phéniciens et quelques Grecs traîtres à leur patrie. Il avait fait traverser ses troupes sur un pont de bateaux installé sur le détroit des Dardanelles. C’est alors que Léonidas et ses 300 Spartiates se font tuer jusqu’au dernier au détroit des Thermopyles. Ce qui n’empêche pas les Perses d’arriver jusqu’à Athènes et d’incendier le Temple d’Athénée (ce qui a incité paraît-il Alexandre à en faire de même plus tard à Persépolis et donner ainsi le coup de grâce à la si belle religion de Zoroastre). Mais Athénée veille. La flotte est détruite par les éléments à Salamine et défaite à Platée (479). A partir de là la Grèce est maîtresse des mers.
On n’y parle pas non plus de la campagne de Cyrus le jeune, contre son frère Artaxerxès II, avec une armée constituée en grande partie de Grecs. Une bataille décisive eut lieu près de Babylone où les Grecs furent victorieux mais Cyrus tué (401). Les chefs des Grecs ayant été mis à mort par traîtrise, un amateur, un engagé volontaire, Xénophon, prend la direction du contingent grec, remonte le Tigre, traverse les montagnes aux sources de l’Euphrate, arrive finalement sur le Pont-Euxin, où les Grecs à la vue de la mer poussent leur fameux cri: «Thalassa! Thalassa!» et écrit un bouquin, l’Anabase, pour glorifier à tout jamais la grande Retraite des Dix Mille et fournir à des générations de profs de grec des textes de versions pour leurs élèves.
Cette absence des rois achéménides, plutôt étonnante, s’explique par le fait que les origines de l’épopée sont à rechercher essentiellement chez les Scythes, ces Iraniens du Nord qui avaient nomadisé dans les steppes de l’Asie Centrale et même chez les Parthes. Cela explique également certains traits communs, surtout dans la première partie, avec les mythes de l’Inde voisine. On est donc assez loin de l’Iran qui nous est plus familier, celui qui borde l’Irak et la Turquie actuelle, celui de Téhéran (anciennement Rey), Qazvin, Ispahan, Shiraz et Persépolis, régions qui sont encore séparés de la partie orientale qui nous intéresse ici par les hauts-plateaux du Khorassan et du Kirman.
Avec la conquête (une conquête que je trouve encore plus étonnante que celle de l’Afrique du Nord quand on pense à l’ancienneté de la civilisation de la Perse et à l’infériorité culturelle des Arabes à cette époque), les Arabes imposent non seulement leur religion mais également leur langue. La langue arabe est sacrée (encore aujourd’hui) parce que c’est celle de la Révélation. Elle s’impose non seulement comme langue de l’enseignement coranique mais également comme langue littéraire. Et ceci pendant deux siècles. Jusqu’à la fin du IXème siècle lorsque Bagdad tombe et que le pouvoir du monde islamique passe à Damas. Bien sûr ce sont les dynasties de l’est de la Perse, plus éloignées du pouvoir qui sont les premières à secouer le joug arabe. Et bien sûr la langue arabe ne s’est jamais imposée au gros de la population. Les Arabes n’étaient pas assez nombreux.
Le premier mérite de Ferdousi qui est né entre 932 et 942 et mort en 1020 ou en 1025, est donc d’avoir réhabilité la langue persane et d’avoir ouvert la voie. Une chance: les dialectes persans étaient assez proches les uns des autres et la langue n’a pas beaucoup changé depuis. Il paraît que les Iraniens d’aujourd’hui peuvent encore lire le Shah-Nameh dans le texte comme nous pouvons lire Ronsard et Montaigne.

Les plus belles scènes du Shah-Nameh sont les scènes de batailles ou de combats entre preux. Tel celui de Bahrâm qui après trois jours de combats entre Iraniens et Touraniens s’aperçoit qu’il a perdu son fouet sur le champ de bataille et y retourne le soir pour l’y chercher: «Les vils Turcs trouveront mon fouet», dit-il, «je serai leur risée et le monde deviendra devant mes yeux noir comme l’ébène, car mon nom est inscrit sur le cuir du fouet et le sepadhâr des Turcs s’en emparera.» «Bahrâm frappa son cheval et partit pour le champ de bataille, guidé par la lune qui illuminait la terre. Il pleura amèrement sur les morts, sur les malheureux dont la fortune s’était éclipsée.» Finalement il trouve son fouet «souillé de sang et de poussière sous un amas de blessés» mais son cheval ayant senti la présence de juments ne veut plus bouger. Il l’abat, à bout de patience, et se trouve tout seul «et il vit toute la plaine jonchée de morts et la terre colorée comme la fleur du gaînier.» Les Turcs l’aperçoivent. Une grande troupe toute composée de chefs de l’armée l’entoure bientôt. «Il banda son arc et lança tant de flèches qu’il en obscurcit le monde. Quand ses traits furent épuisés, il saisit sa lance et la montagne et la plaine devinrent une mer de sang. Lorsque sa lance ne fut plus qu’un tronçon, il prit son épée et sa massue et fit pleuvoir le sang comme un nuage verse la pluie.» Finalement un Turc le frappe de son épée par derrière. «Le vaillant Bahrâm tomba le visage contre terre; son bras qui tenait l’épée était abattu: il ne pouvait plus combattre et tout était fini pour lui. Son cruel ennemi lui-même en eut pitié et sa joue se couvrit de rougeur comme d’une flamme subite; il détourna la tête, affligé et honteux, et son sang échauffé bouillonnait dans son coeur.»
Cela ne vous rappelle-t-il pas les héros des sagas? Ces Indo-Européens quand même quelle race! Et cette langue n’est-elle pas merveilleuse? Et merveilleusement rendue en français par l'Allemand Mohl?
Il y a beaucoup de combats singuliers entre héros qui s’avancent devant leurs troupes et insultent l’ennemi jusqu’à ce qu’un champion sorte des lignes adverses. Mais ce sont des scènes que l’on trouve aussi chez d’autres peuples, et p. ex. chez les Chinois dans la Chronique des Trois Royaumes ou dans leur grand roman populaire Au Bord de l’Eau. Le héros par excellence, l’Hercule de l’Iran, l’éléphant, le pahlavan mythique (bizarre comme ce mot ressemble à notre paladin, mais le Larousse illustré indique comme origine étymologique le latin palatius, le paladin serait un homme du palais, étrange coïncidence), c’est bien sûr Rostam. Une force surhumaine. Quand il va à la chasse il tue un onagre, puis arrache un arbre pour lui servir de broche et le mange tout entier. «Quand l’onagre fut rôti, il le dépeça et le mangea jusqu’à la moelle des os.» A croire qu’avant d’inventer leurs Gaulois grands mangeurs de sangliers, les auteurs d’Astérix ont lu le Shah-Nameh! Même son cheval Rakhsh est fantastique: «Bouche d’encre, l’écume abondante, de l’ardeur, des hanches rondes, de la sagacité et l’allure douce.» Quand on le vole (Rostam l’avait laissé seul dans la plaine, dormant à l’ombre de quelques arbustes, après avoir ingurgité ses onagres, et des voleurs l’avaient repéré et reconnu), il faut une armée entière: «Rakhsh s’élança contre eux comme un lion indomptable, en tua deux à coups de sabots et arracha la tête à un autre avec les dents ...» Lorsque Rostam, beaucoup plus tard, est finalement victime de son demi-frère, attiré dans une zone bourrée de pièges, c’est encore Rakhsh qui le met en garde: «Rakhsh flairait le sol nouvellement remué et se ramassait comme une boule; il se cabrait, il avait peur de l’odeur de cette terre et battait le sol de ses sabots.» Malheureusement Rostam ne l’écoute pas. Le destin l’aveugle. Et ils meurent tous les deux dans la fosse déchirés par les javelots et les épées tranchantes...
Le pahlavan et son cheval sont liés chez ces peuples cavaliers par une relation toute particulière, une relation d’amour. Quand le malheureux fils de Kâvous, Siâvosh, poursuivi par une passion coupable de la reine et calomnié par elle auprès de son père (l’éternelle histoire de Phèdre), se réfugie chez les Turcs et tombe finalement victime de la méfiance de leur roi Afrâssiâb, il presse au moment de mourir, la tête de son cheval Behzad contre sa poitrine et lui parle tristement à l’oreille et lui recommande de ne se laisser approcher que par son fils Khosrow. Après sa mort, «Khosrow montra la selle et la bride à Behzad qui leva la tête et aperçut le roi; il poussa un soupir; il regarda la peau de léopard qui couvrait la selle de Siâvosh, les longs étriers et la selle de bois de peuplier; il se tenait au bord de l’abreuvoir et ne bougeait pas. Key Khosrow, le voyant tranquille, alla doucement à lui avec la selle. Le noble cheval resta en place, et ses deux yeux devinrent des fontaines de larmes. Le roi et Guiv pleuraient aussi et leur douleur les consumait comme un feu ardent; leurs yeux versaient des larmes, et leurs langues maudissaient Afrâssiâb. Khosrow caressait Behzad en lui passant la main sur les yeux et sur la face, sur le poitrail, sur les membres et à travers la crinière.» Finalement le cheval se laisse monter «et bondit comme la tempête.»
On trouve ce genre de relations d’amour et de connivence entre le cheval et celui qui le monte chez d’autres peuples cavaliers. Chez les Bédouins bien sûr: Antar a une jument de noble lignée, Endjer, noire comme la nuit et comme son maître. Antar est amoureux de son cheval merveilleux. Même Abla en est jalouse. Toute sa vie il ne chevauche que lui et lorsque son maître est mort Endjer s’en va au loin et se perd dans le désert. Même relation chez les Serbes (voir n° 1033 Woislav M. Petrovitch: Hero Tales and Legends of the Serbians, édit. George G. Harrap & Co, Londres, 1921). Le grand héros des Serbes, le Prince Marko, a un cheval absolument unique, Sharatz, dont il ne se sépare jamais. Il se battait avec ses antérieurs. Il savait se baisser au moment même où son maître risquait de se faire transpercer par la lance ennemie. Ses sabots lançaient des étincelles. De ses naseaux sortait une flamme bleue. Il mordait les oreilles du cheval de l’adversaire de son maître. Il piétinait à mort les soldats turcs. Marco pouvait dormir tranquillement sur son dos quand il chevauchait à travers les montagnes. Sharatz veillait. Aussi Marko laissait-il son cheval manger et boire (du vin) dans ses propres plats et coupes. Il aimait son cheval plus que son propre frère (je ne parle même pas de sa femme). Il partageait la gloire de ses victoires avec lui et n’a jamais monté un autre cheval. Ils étaient «comme un dragon monté sur un dragon». Et nos propres romans de chevalerie? Le cheval le plus célèbre est celui de l’aîné des frères Aymon, Renaud de Montauban. Même son nom est célèbre: Bayard, comme le Chevalier sans peur et sans reproche (voir l’Histoire des quatre frères Aymon dans n° 2857 Alfred Delvau: Collection des Romans de Chevalerie mis en prose française moderne, libr. Bachelin-Deflorenne, Paris, 1869 et n° 2045 Joseph Bédier: Les Légendes Epiques, Recherches sur la formation des Chansons de Geste. Renaud de Montauban. Libr. Honoré Champion, Paris, 1913). Bayard est plus rapide que le faucon, comprend tout, réveille Renaud quand il y a du danger. Dans les combats il se bat avec le cheval adverse. Quand Renaud poursuit le Sarrasin Bourgons, le fait tomber de son cheval et continue le combat à terre, Bayard «indigné de la fuite du cheval du païen, bondit sur sa trace, le mordit à la crinière et le ramena, bon gré, malgré, pour être, comme lui, spectateur de la lutte engagée entre leurs maîtres respectifs». Une fois de plus on pense à une BD connue et on se dit que Morris avec le cheval de Lucky Luke n’a rien inventé non plus. Mais les vieux Français n’ont pas tout à fait les mêmes valeurs que les nobles Persans et Arabes: lorsque Charlemagne assiège les Frères Aymon dans leur château et qu’il n’y a plus rien à manger, Renaud envisage un moment à donner son cheval à manger à ses enfants et ce n’est que devant le regard attristé que lui lance Bayard qu’il change d’avis. De même accepte-t-il à la fin de sa vie pour se réconcilier avec Charlemagne de lui donner son cheval. Qui pour se venger le fait jeter avec une pierre au cou d’un pont. Mais Bayard réussit à s’en sortir et, dégoûté du genre humain, se sauve et va finir sa vie seul comme Endjer, dans les forêts sauvages des Ardennes.
Les valeurs qui se dégagent du texte de Ferdousi sont celles de la dernière dynastie sassanide: légitimité royale, loyauté des vassaux, importance de l’idée de justice, lutte du bien contre le mal (vieilles idées typiquement iraniennes qu’on trouve dans le mazdéisme, chez Zoroastre et chez notre vieille connaissance: le manichéisme), la soumission au destin (probablement sous l’influence de l’Islam) et un vague monothéisme. Ces valeurs sont celles qui imprègnent les pahlavans: la légitimité du roi n’est jamais mise en question et la loyauté du pahlavan est absolue. C’est ce qui rapproche leur éthique de celle de la chevalerie européenne (on en parlera encore). Encore qu’il y a des limites que même un roi ne doit pas franchir. Quand Rostam, le fidèle entre les fidèles, est humilié par Key Kâvous, il explose: «Je suis le vainqueur des lions, le distributeur des couronnes. Quand je suis en colère, que devient Kâvous? C’est Dieu qui m’a donné la force et la victoire et non pas le roi et son armée. Le monde est mon esclave et Rakhsh mon trône; mon épée est mon sceau, mon casque est mon diadème; le fer de ma lance et ma massue sont mes amies; mes deux bras et mon coeur me tiennent lieu de roi. J’illumine la nuit sombre avec mon épée; je fais voler les têtes sur le champ de bataille. Je suis né libre et ne suis pas esclave, je ne suis le serviteur que de Dieu.»
La droiture est une des grandes idées du zoroastrianisme (comme elle est celle des brahmanes en Inde: un brahmane ne doit jamais mentir). La grande devise de la religion : Pensées pures, Paroles pures, Actions pures. Mais en Orient il y a toujours des arrangements possibles. Deux combats singuliers marquent à jamais l’existence de Rostam. Dans les deux il use de subterfuges.
Le premier est son combat contre Esfendiâr. Un grand héros, champion du bien, espoir de l’Iran, fils du roi Goshtâsb. Sa mort annoncera la fin des Keyanides. Ferdousi pleure sa mort avant même de commencer son récit: «Dans la nuit sombre le rossignol ne dort pas et la rose est agitée par le vent et la pluie. Je vois la pluie et le vent sortir du nuage et je me demande pourquoi le narcisse est triste. Qui sait ce que le rossignol dit et ce qu’il cherche sous les feuilles du rosier? Ecoute à l’aube du jour, entends ces chants pehlevis: ils pleurent la mort d’Esfendiâr, et ces plaintes sont tout ce qui reste de ce héros; et pendant la nuit sombre le nuage qui répète le cri de Rostam fend le coeur de l’éléphant et les griffes du lion.» C’est Goshtâsb qui craint qu’Esfendiâr lui ravisse son trône, qui l’envoie traîtreusement chercher Rostam pour le lui ramener les menottes aux mains. Rostam, déjà vieux, cherche à éviter le combat, mais Esfendiâr, fier et loyal à son roi et à sa mission, ne fait rien pour échapper à son destin. Pendant le combat il a le dessus. Il lance soixante flèches qui toutes transpercent Rostam et Rakhsh. Rostam saute de son cheval, se sauve dans la montagne, Rakhsh rentre au palais. La nuit arrive. Rostam demande à ne pas continuer le combat pendant la nuit. D’ailleurs il va rentrer au palais faire ses adieux aux siens et le lendemain suivre Esfendiâr en prisonnier. Celui-ci, magnanime et plein d’admiration pour «l’éléphant», accepte. Zâl, le père de Rostam, qui a des relations spéciales avec l’oiseau Simorgh (un avatar de l’oiseau Rokh des Mille et une Nuits) guérit grâce à la magie les blessures de Rostam et lui indique une flèche de tamaris (rappelez-vous la branche de gui de Loki qui va tuer Baldr!) qui immanquablement blessera à mort Esfendiâr. Le lendemain Rostam ajuste sa flèche sur son arc et la tire droit dans l’oeil d’Esfendiâr. «Le monde devint noir devant le prince illustre, sa stature de cyprès s’affaissa, la sagesse et la gloire l’abandonnèrent; son arc chinois s’échappa de ses mains, il saisit la crinière et le cou de son cheval noir et son sang rougit la poussière du champ de bataille.»
L’autre grand combat dramatique de Rostam fut son combat contre Sohrâb. Je parlerai plus loin des histoires d’amour du Shah-Nameh, et entre autres de la rencontre de Rostam et de Tahminè, la fille du roi de Samengân. C’était dans le Touran là où Rostam avait perdu son cheval Rakhsh. De la rencontre est né un fils, un héros aussi fort que son père, un champion pour le Touran. Le jour du combat personne ne sait que Sohrab est le fils de Rostam. Celui qui devait montrer son père à Sohrab sur les recommandations de sa mère est tué au combat et Rostam, contre toute invraisemblance il est vrai, tait son nom. Les deux se rencontrent. Se battent pendant deux jours entiers. Sohrab finalement a le dessus. Il terrasse Rostam et s’apprête à le décapiter. Rostam une fois de plus ruse et fait croire au jeune champion que les lois de l’honneur exigent que l’on ne tue pas un adversaire la première fois qu’on le renverse. Sohrâb se laisse convaincre. Un peu plus tard c’est Rostam qui jette Sohrâb à terre et sans perdre de temps lui fend la poitrine avec son épée. C’est ensuite le temps de la reconnaissance et des larmes et des éternels regrets. Des larmes d’autant plus amères que si Rostam n’avait pas rusé c’est lui qui était mort et non son fils. La douleur de perdre un enfant est impossible à supporter. On pleure sur la vie qu’il n’aura pas. On pleure sur sa propre survie. Car seuls les grands créateurs ou les acteurs de l’histoire, qu’ils soient bons ou mauvais, survivent dans la mémoire à jamais. L’homme ordinaire après sa mort ne reste vivant que tant que l’on veuille bien se souvenir de lui. Sa compagne, ses amis, ses enfants. Les enfants sont les derniers à disparaître. Eux morts, il est effacé définitivement. Ferdousi qui avait lui-même perdu un fils à la fleur de l’âge («j’ai soixante-cinq ans et lui en avait trente-sept; il n’a pas demandé de permission au vieillard et est parti seul. Il s’est hâté, et moi je me suis attardé à voir ce que deviendraient mes oeuvres», se plaint-il à la fin du Shah-Nameh) connaissait cette douleur. Avant de raconter l’histoire de Shorab il médite sur sa mort: «Si une rafale surgissant de l’espace fait tomber une orange à terre avant sa maturité, l’appellerons-nous juste ou injuste, bienfaisante ou criminelle? Si la mort est justice, où est l’injustice et pourquoi excite-t-elle tant de cris et de lamentations? Ton esprit ne peut percer ce mystère et tu ne trouves aucun moyen de soulever ce voile.»
Tout au long du Livre des Rois Ferdousi nous accompagne avec ses pensées et ses sentiments. Lorsque nous refermons le Livre nous croyons le connaître complètement avec ses faiblesses et sa grandeur. Il est devenu un ami. Dès l’ouverture il nous étonne. Voici comment débute le Shah-Nameh: «C’est ici, ô sage, le lieu de dire la valeur de l’intelligence... L’intelligence est le plus grand de tous les dons de Dieu, et la célébrer est la meilleure des actions. Elle est le guide, elle est la joie du coeur, elle est ton secours dans ce monde et dans l’autre. Elle est la source de tes joies et de tes chagrins, de tes profits et de tes pertes: si elle s’obscurcit, l’homme à l’âme claire ne peut connaître le contentement...» Hommes du XXIème siècle, le siècle de l’islamisme et du wahabisme triomphants, de Loft-Story et de Star-Academy, vous doutiez-vous qu’un homme du Xème siècle, onze siècles avant vous, avait introduit son épopée, la plus grande épopée de tous les temps, par un éloge de l’intelligence?
L’histoire de Rostam et de Shorab est devenue représentative d’un mythe ou d’un motif folklorique, celui du meurtre du fils par le père, à l’instar de l’histoire d’Oedipe, qui symbolise le meurtre du père et la relation sexuelle avec la mère. Murray A. Potter (voir n° 2063 Murray Anthony Potter: Sohrab and Rostem, the epic theme of a combat between father and son, a study of its genesis and its use in literature and popular tradition, édit. David Nutt, Londres, 1902) cherche des parallèles chez d’autres peuples et en trouve même dans les îles du Pacifique. Il cite deux cas qui intéressent les peuples indo-européens: l’un est le sujet d’une chanson de geste germanique, le Hildebrandslied, très fragmentaire, mais est également repris par la chanson de Dietrich de Berne dont j’ai déjà parlé. C’est une histoire qui se termine bien puisqu’il y a reconnaissance avant que le fils ne soit tué. L’autre se trouve chez les Celtes (voir n° 0893 Magnus Maclean: The literature of the Celts, its history and romance, édit. Blackie & son, Londres, 1906 et n° 1867 Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc’h: La civilisation celtique, édit. Ouest-France, Rennes, 1990). On sait que c’est la littérature galloise qui a produit le cycle arthurien qui a été à la base de notre «matière» bretonne dont se sont inspirés tous nos romans de chevalerie de la Table Ronde. On sait moins que les Irlandais ont eu leurs propres cycles de légendes, beaucoup plus anciens et plus bruts que ceux des Gallois: le cycle mythologique, le cycle héroïque d’Ulster, le cycle ossianique et le cycle plus ou moins historique des Rois.
Le grand héros du cycle de l’Ulster c’est Cuchulainn, un paladin aussi magnifique que Rostam. Quand il va pour chercher femme, il est décrit habillé d’une tunique pourpre fermée avec une broche en or sur sa blanche poitrine où l’on voit battre son coeur. Sa chemise est blanche, brodée de rouge et d’or flamboyant. Au fond de ses yeux luisent sept pierres de dragons rouges. Ses joues rouge-sang sont rayées de bleu et de blanc. Son haleine envoie des étincelles et des flammes. Mais un rayon d’amour illumine son regard. On dirait qu’une pluie de perles est tombée sur sa bouche. Ses sourcils sont aussi noirs que les murs d’une ruine calcinée... Mais le père de sa bien-aimée ne veut pas d’un tel gendre et le convainc d’aller voir la dangereuse et guerrière Scathach qui règne sur l’île de Skye. Celle-ci le soumet à un tas d’épreuves pendant lesquelles l’aperçoit la fille de Scathach. Uathach, à sa fenêtre, en tombe immédiatement amoureuse: sa face et sa couleur changent à tour de rôle, passant du blanc le plus extrême au rouge le plus profond. Finalement elle obtient le droit de coucher avec son héros qui avant de la quitter lui demande, si elle a un fils, de le former aux armes à l’exception d’une arme mystérieuse, le gaebolg, de l’envoyer en Ulster mais de ne pas lui dire qui est son père et de plus de lui inculquer de ne pas dire son nom. Le fils, Conloach, devenu grand et fort, arrive en Ulster, défait tous les guerriers envoyés contre lui et finalement c’est Cuchulainn qui va s’opposer à lui. Le combat est longtemps incertain jusqu’à ce que le malheureux père se serve de son arme secrète, le gaebolg... et reconnaisse trop tard que c’est son propre fils qu’il a tué. Et en le prenant en traîtrise comme Rostam avec Sohrab. Les deux histoires sont donc très semblables, d’autant plus que dans une des versions Cuchulainn se laisse mourir de tristesse au pied d’un arbre. Or Rostam lui aussi cherche à se suicider et ce sont ses amis et ses parents qui l’en empêchent. L’histoire de Cuchulainn est ancienne - tout le cycle date du début de l’ère chrétienne -, l’Irlande n’a jamais été envahie par les Romains et est restée longtemps à l’écart. La source est donc forcément aryenne et très ancienne.
Il y a d’ailleurs une autre aventure de Cuchulainn qui rappelle celle du combat de Rostam contre Esfendiâr. Les circonstances font qu’il doit se battre contre un héros qu’il estime beaucoup (comme Rostam estimait Esfendiâr), un ancien compagnon d’armes, Ferdia. Le combat dure trois jours. Trois jours pendant lesquels la lutte est dure mais chevaleresque. Le soir lorsque Cuchulainn soigne ses blessures il envoie les mêmes herbes que lui-même utilise, à son ennemi de l’autre côté de la rivière. Le quatrième jour la lutte devient féroce. Cuchulainn a demandé à son cocher de l’insulter pendant le combat pour accroître sa fureur. Ferdia arrive à le blesser sérieusement. Cuchulainn demande alors qu’on lui envoie son gaebolg. On apprend alors de quoi il s’agit: une arme qui flotte sur la rivière et qui descend avec le courant. Son cocher envoie l’arme. Cuchulainn avec ses orteils la lance sur Ferdia. Elle entre dans son ventre comme un javelot et trente crocs s’ouvrent à l’intérieur du corps. Personne ne peut plus la retirer. Ferdia se meurt. Et Cuchulainn le pleure.

Et les femmes dans tout cela? Il y a quelques femmes guerrières (Gordaférid qui affronte Sohrab dans un combat singulier jusqu’à ce que ses cheveux se dénouent et révèlent son sexe), un peu comme dans les chansons de geste germaniques (Brünhilde) ou dans les légendes irlandaises (Scathach, la reine de Skye). Mais il y a surtout d’admirables amoureuses (plus amoureuses que les hommes qui semblent simplement accepter cet amour comme un dû).
On verra plus loin la façon dont l’amour a évolué en Orient au cours des temps, mais il faut que je vous parle d’abord de la poésie persane et arabe, du romanesque de Nizâmî et de cet étrange roman d’Antar, caractéristique de l’amour éthéré bédouin. En attendant je vous dirai ce que personnellement je conclus de la lecture de tous ces écrits anciens qu’ils soient arabes, persans, indiens ou même chinois. Je pense que l’homme avait depuis les temps immémoriaux - et surtout l’homme oriental - deux problèmes essentiels avec la femme: Il la désirait. Il en devenait lubrique. C’est donc la femme qui était lubrique. On notera que dans les terres les plus traditionnelles de l’Islam on n’est toujours pas sorti de cette manière de voir. Il faut que la femme voile ses charmes pour que le désir de l’homme ne soit pas réveillé. Si elle ne le fait pas elle est impudique. L’autre problème c’est qu’il la dominait avec sa force physique, sa violence. Elle, la faible, ne pouvait donc se défendre qu’avec son intelligence, donc sa ruse et ses paroles; la femme est donc rusée et fausse (remarquez qu’en ce qui concerne son habileté en paroles, les choses n’ont pas tellement changé depuis lors et l’homme reste encore souvent désemparé devant la rhétorique féminine!). Il y a un exemple frappant dans les Mille et une Nuits où une femme est les deux à la fois, lubrique et rusée.
On sait que lorsque le roi Shariar apprend par son frère Shahzaman que la reine copule avec un grand nègre en ses jardins lorsqu’il est à la chasse, il décide de tout abandonner et de partir avec son frère, cocu lui aussi, sur le chemin d’Allah. Se reposant à l’ombre d’un arbre ils voient arriver un effrit effrayant et se réfugient en haut de l’arbre. L’effrit libère l’adolescente qu’il avait enlevée et s’endort la tête sur ses genoux. La «jeune fille désirable, éclatante de beauté, lumineuse à l’égal du soleil quand il sourit» aperçoit les deux voyageurs cachés dans les branches, pose la tête de l’effrit au sol et leur demande de descendre en les menaçant, s’ils n’obtempèrent pas, de réveiller le mauvais génie. Dès qu’ils sont au bas de l’arbre «elle se coucha sur le dos, leva les jambes en l’air et leur dit: baisez-moi, faites-moi mon affaire, sinon je réveille l’effrit pour qu’il vous tue.» Les deux royaux frères la supplient de leur faire grâce de cette affaire dans l’épouvante dans laquelle les a jetés l’effrayant effrit. Mais rien n’y fait. Ils doivent obéir. «Ils la conjoignirent donc tous les deux, d’abord l’aîné (comme il se doit) et ensuite le cadet.» Quand enfin ils se levèrent de dessus l’adolescente, celle-ci leur demande leurs anneaux, prend un sac, le renverse, il en contient quatre-vingt-dix-huit, tous de couleurs et de modèles différents (le Dr. Mardrus qui exagère toujours, parle même de cinq cent soixante-dix). «Sachez», leur dit l’adolescente, «que chaque fois qu’un homme me baise, je lui prends son anneau. Ainsi, avec vous cent hommes m’auront connue sous la tutelle de ce sale effrit cornu qui m’a enfermée dans ce coffre sous quatre serrures, gardée jalousement dans une demeure au fond de l’océan. Il a cru me vaincre. Mais lorsque la femme veut quelque chose, il n’est personne au monde qui puisse l’empêcher de l’obtenir.»


Rien d’aussi érotique dans le Shah-Nameh (ou alors Jules Mohl l’a expurgé). Il y a une femme pourtant assez impudique pour désirer le fils de son mari, c’est Soudâbè, la femme du roi Key Kâvous. Lorsqu’elle aperçoit inopinément le jeune prince, «elle devint pensive et le coeur lui battit: elle passa par toutes les couleurs comme la bordure d’un tapis, elle devint semblable à un morceau de glace placé devant le feu». Comme le jeune Siâvosh ne répond pas à ses avances, elle le calomnie auprès de son mari. C’est le début des malheurs de Siâvosh: il doit passer l’ordalie du feu, puis s’exile chez le Touranien Afrâssiâb chez qui il trouve finalement la mort. Pourtant Key Kâvous garde la reine auprès de lui (il en est toujours amoureux et c’est la mère de ses fils). Et c’est finalement Rostam, lorsqu’il apprend la mort de Siâvosh, qui va trancher la tête de Soudâbè.
C’est lorsque Rostam est à la recherche de son cheval volé et qu’il passe la nuit chez le roi de Samengân qu’il rencontre celle qui sera la mère de Sohrab. C’est lorsqu’il dort et que l’étoile du matin passe déjà dans le ciel qui tourne, que la porte de sa chambre s’ouvre doucement, poussée par une esclave qui tient à la main une lampe parfumée d’ambre. Apparaît «une femme voilée au visage de lune, brillante comme le soleil. Ses deux sourcils formaient un arc, les deux boucles de ses cheveux étaient des lacets, sa stature était celle du haut cyprès; ses deux lèvres ressemblaient à la cornaline du Yémen, sa bouche était petite comme le coeur serré d’un amoureux, son esprit était plein d’intelligence, son corps était pur comme son âme». Rostam, le héros au coeur de lion demeure stupéfait. Elle lui dit qu’elle est Tahminè, la fille unique du roi, «née de la race des lions et des léopards». Elle lui dit tous les récits qu’elle a entendus sur lui, Rostam, et combien ils l’ont remplie d’admiration. «Je me suis souvent mordu les lèvres à cause de toi; souvent j’ai voulu voir tes épaules et ta poitrine. Maintenant Dieu t’a fait descendre dans cette ville, et je suis à toi si tu veux de moi; sinon ni oiseaux ni poissons ne me verront jamais. Songe que mon amour pour toi m’a réduite à sacrifier ma raison pour ma passion. Que Dieu peut-être me donnera de toi un fils qui deviendra brave et fort. Et qu’enfin je t’amènerai ton cheval.» Est-ce la beauté de Tahminè qui convainc Rostam, ou sa passion, ou tout simplement l’espoir de récupérer son cheval? En tout cas il consent, demande malgré tout la permission au père, passe «une nuit longue et sombre» avec sa compagne, et le matin, comme tous les paladins, s’en retourne chez lui.
Dernière histoire de femme amoureuse du Shah-Nameh: celle de Manijè, fille d’Afrâssiâb. Elle rencontre Bijen, encore un pahlavan valeureux, lors d’une fête champêtre, le fait rentrer dans sa tente, l’enivre, puis l’emporte dans son palais où ils font la fête et «passent leur vie dans le plaisir». Mais Afrâssiâb l’apprend, fait mettre Bijen couvert de chaînes dans une fosse dont l’ouverture est fermée par une pierre, démolit le palais de sa fille qu’il met à la rue. Mais celle-ci n’abandonnera pas son amant. Elle va quêter de la nourriture de porte en porte, qu’elle passe à Bijen par un trou qu’elle a creusé à côté de la pierre, et se lamente jour et nuit, ne cessant de garder la fosse. Lorsque Rostam arrive, déguisé en marchand, pour essayer de délivrer Bijen, elle lui raconte ses malheurs, puis va l’aider en allumant dans la nuit un grand feu près de la fosse de Bijen. Rostam et ses compagnons délivrent Bijen et détruisent le palais d’Afrâssiâb. Puis ils ramènent Bijen et Manijè à la cour du roi Key Khosrow. Pendant le chemin de retour, lorsque Rostam voit Manijè assise sous sa tente avec ses esclaves et son guide, elle qui il y a peu s’était présentée devant lui en pauvresse, la tête nue, les yeux en larmes, essuyant de ses manches ses paupières sanglantes, il prononce cette maxime: «On a beau répandre le vin, il en reste toujours le parfum.» Et plus tard Key Khosrow, lorsqu’il aura entendu toute l’histoire, fera apporter cent robes de brocart de Roum brodées de perles et d’or, des esclaves, des caisses d’or, des tapis, et dira à Bijen: «Porte ce présent à cette femme qui a tant souffert; ne lui fais jamais de peine, ne lui adresse pas une parole froide, pense aux maux que tu lui a causés. Passe avec elle ta vie dans le bonheur, et réfléchis sur la manière dont tourne le sort!»

7) n° 1350 Gorgâni: Le Roman de Wîs et Râmîn, trad. Henri Massé, édit. Les Belles Lettres, Paris, 1959.

Fakhr-od-Dîn Gorgâni a écrit son roman à Ispahan, au milieu du XIème siècle, sous le règne de Togrul Beg, fondateur de la dynastie des Seldjoukides, des Turcs venus d’Asie Centrale. Cette oeuvre a fait sensation en Occident lorsque les premières traductions parurent à cause des analogies évidentes avec notre Roman de Tristan et Yseut.
La mère de Wîs avait promis au roi Maubad de lui accorder la main de sa future fille. Elle l’oublie et la marie avec son frère Vîrou (il paraît que cela se faisait du temps de Zoroastre). Maubad vient l’enlever avant que l’acte nuptial ne soit consommé. Wîs se rebiffe et demande l’aide de sa nourrice. Celle-ci fait un talisman qui rend Maubad impuissant. Râmîn, frère de Maubad, qui était aussi le frère de lait de Wîs, l’aperçoit pendant le voyage et en tombe éperdument amoureux. Il supplie la nourrice de l’aider à gagner le coeur de Wîs. Celle-ci d’abord réticente, accepte de le voir et tombe elle aussi sous le charme du jeune homme. Nous assistons alors à un véritable amour-passion. Les deux amoureux ne sont heureux qu’enlacés l’un à l’autre, ne peuvent vivre éloignés l’un de l’autre, bravent tous les dangers et tous les déshonneurs, clament parfois leur amour à la face même de Maubad, mais le plus souvent rusent et le trompent. Maubad lui-même est quelquefois prêt à tout pardonner, d’autres fois il entre dans une fureur folle et d’autres fois encore il est de nouveau prêt à croire en leur innocence. Après de nombreuses péripéties (à un moment Râmîn se décide à partir et même à se marier, mais va revenir à Wîs), Maubad se tue à la chasse, Râmîn devient son successeur et Wîs et Râmin vivent heureux ensemble jusqu’à leur mort.
L’histoire est bien contée, plaisante à lire si ce n’est quelques longueurs, des monologues, de longs dialogues et même des lettres (Wîs écrit dix lettres avant que Râmîn puisse revenir à elle) et un style des plus précieux, aussi précieux que le plus courtois de nos romans courtois, et ceci jusque dans les instants les plus intimes, par exemple, lorsqu’après avoir prêté serment de ne jamais briser leurs liens, ils font pour la première fois l’amour: «Sur le coeur de Râmîn lassé par les chagrins, Wîs avait mis son coeur tout comme un pansement; et si l’oeil de Wîs causait nombreux dommages, de ses lèvres Râmîn tirait compensation; à chaque trait que Wîs lançait contre son coeur, Râmîn répondait par des milliers de baisers. Comme Wîs résistait au champ-clos de la joie, Râmîn introduisit la clef de son désir dans la serrure du plaisir; et c’est ainsi qu’il devint plus épris encor de la charmeuse parce que son lien portait le sceau divin; la belle perle de grand prix, il la perça; et de son abstinence il libéra la vierge; lorsqu’il brandit sa flèche hors de l’endroit blessé, toutes deux, flèche et cible, étaient ensanglantées. Pour la charmante Wîs blessée par cette flèche, la fatigue comblait le désir de son coeur; tous deux ayant comblé le désir de leur coeur, leur amour à tous deux s’en trouva renforcé.»
C’est Joseph Bédier (voir n° 0471 Le Roman de Tristan et Iseut, renouvelé par Joseph Bédier, préface de Gaston Paris, édit. H. Piazza & Cie., Paris, 1900) qui a donné une version moderne de Tristan et Yseut, «ce beau conte d’amour et de mort» comme il l’appelle, en se basant sur les fragments de manuscrits français et les diverses versions allemandes et scandinaves. Joseph Bédier, grand spécialiste des épopées et légendes moyen-âgeuses (voir aussi: n° 3066 La Chanson de Roland, publiée et traduite d’après le manuscrit d’Oxford par Joseph Bédier, de l’Académie Française, édit. L’Edition d’Art H. Piazza, Paris, 1955 et n° 2042 à 2045 Joseph Bédier, Professeur au Collège de France, Les Légendes Epiques, Recherches sur la formation des Chansons de Geste, édit. Libr. Honoré Champion, Paris, 1908 - 1913), a aussi joué un rôle important dans la recherche sur l’origine et la formation des contes et légendes. On y reviendra. Récemment La Pléiade a publié tous les textes anciens connus qui racontent cette belle histoire d’amour (voir n° 2565 Tristan et Yseut, les premières versions européennes, édit. Gallimard, Paris, 1995). On y apprend que les manuscrits français (celui de Thomas date de 1170 environ et celui de Béroul probablement de 1180) sont très fragmentaires, que l’allemand d’Eilhart d’Oberg est beaucoup plus complet (1170 aussi) ainsi que celui plus tardif, scandinave, de Frère Robert. Quant à l’oeuvre de l’Alsacien Gottfried de Strasbourg (voir n° 2657-58 Gottfried’s von Strassburg Tristan, édit. F. A. Brockhaus, Leipzig, 1869) elle date de 1230 mais a été interrompue par la mort de l’auteur (il y a deux continuations par Ulrich de Türheim et Heinrich de Freiberg).
Les spécialistes considèrent que Wîs et Râmîn et Tristan et Yseut diffèrent sur deux points qui leur paraissent essentiels: le philtre et la mort. En ce qui concerne le philtre je ne suis pas d’accord avec eux. Le philtre ne me paraît rien d’autre qu’un symbole, comme l’était la flèche d’Eros dans l’antiquité. D’ailleurs Gottfried, dans sa version, que tout le monde considère comme étant la plus élaborée, la plus littéraire, la plus construite, celle aussi où l’auteur a le plus creusé la psychologie des personnages (et je ne dis pas cela parce qu’il est alsacien, vous me connaissez, je ne suis pas chauvin), fait peu de cas du philtre. Il ne le mentionne plus jamais après l’épisode initial; il considère ses personnages comme des personnes responsables, car le philtre déresponsabilise, des personnages qu’il approuve, lors d’une longue digression sur l’amour, dans leur démarche amoureuse, sans aller, bien sûr à approuver leur conduite malhonnête envers Marc, ou même leur attitude criminelle (Yseut va jusqu’à tenter de faire tuer sa servante ou de lui arracher la langue pour qu’elle ne puisse rapporter ce qui s’est passé sur le bateau). La passion peinte par Gorgâni est aussi absolue que celle de Tristan et d’Yseut. Combien de fois ne décrit-il pas les amants enlacés, tellement forts qu’entre leurs poitrines aucune goutte de pluie ne pourrait passer. De même Yseut passe sa nuit dans la forêt à dormir sur Tristan. Et Marie de France ne compare-t-elle pas le couple amoureux au coudrier et au chèvrefeuille: «Pour eux il en allait ainsi que du chèvrefeuille qui s’enroule autour du coudrier: une fois qu’il s’y est enlacé et attaché, qu’il a grimpé tout autour du tronc, ils peuvent vivre longtemps ensemble, mais si l’on veut ensuite les séparer, le coudrier ne tarde pas à mourir et le chèvrefeuille aussi.»
Personnellement je trouve quand même énormément de points communs entre les deux histoires. Et pas ceux mentionnés par les spécialistes (voile noire égale chevalier noir envoyé pour chercher Wîs, flèches tirées par Râmîn et par Tristan pour annoncer leur arrivée auprès de la femme aimée, etc.). Tristan est neveu de Marc, Râmîn est le plus jeune frère de Maubad. C’est l’alliance des jeunes contre l’homme âgé ou l’homme mûr. La mère d’Yseut emploie la magie (le philtre) pour renforcer l’amour de Marc et de sa promise; la nourrice de Wîs utilise la magie (un talisman) pour empêcher Maubad de faire l’amour. Yseut met sa servante dans le lit de Marc pour qu’il ne s’aperçoive pas qu’elle n’est plus vierge; Wîs met sa nourrice dans le lit de Maubad pour pouvoir rejoindre son amant sur la terrasse. Les deux femmes sont soumises à l’ordalie, même si Wîs arrive à y échapper (et Yseut à se sauver grâce à un serment ambigu). Tristan et Yseut, à un moment de l’histoire, s’en vont vivre des jours heureux en forêt; Râmîn et Wîs arrivent eux aussi à s’échapper pendant un temps et vivent, insouciants, chez un ami de Râmîn à Rey (Téhéran), en s’adonnant jour et nuit à l’amour et au vin. Enfin lorsque les hommes s’en vont, en essayant d’échapper à leur sort, et vont se marier, l’un à Gol, l’autre à Yseut aux blanches mains, chacun ne cherche-t-il pas inconsciemment à retrouver la femme qu’il aime? A Gol Râmîn dit qu’elle ressemble à Wîs, ce qui vexe Gol. Et Tristan, pourquoi se marie-t-il avec une femme qui porte le même nom? Et ne va-t-il pas secrètement dans une grotte où il a fait faire des statues de son Yseut la Blonde et le frère d’Yseut aux blanches mains, à cause de cela, ne lui fait-il pas d’amères reproches?
Reste l’argument de la mort, du tragique. Et si la fin de Tristan et Yseult était voulue par l’environnement du temps, par l’Eglise? Car les deux histoires, qui n’en sont qu’une, sont celle d’une transgression, pas seulement du mariage, mais de l’ordre établi, l’ordre social, car enfin il s’agit d’un mariage royal. Cela doit choquer profondément au Moyen-Age chrétien. Il faut bien punir. Et si l’Orient, comme les Américains qui sont de grands enfants, n’aimait que les happy-ends? Et d’ailleurs même en Occident est-ce que toutes les variantes se terminaient de la même manière? Les deux versions de la Folie de Tristan, celle d’Oxford comme celle de Berne ne décrivent-elles pas le retour de Tristan déguisé en fou? Un Tristan qui, une fois reconnu, d’abord par son chien (comme Ulysse), et ensuite par son amante, va se laver et se débarrasser de ses hardes, puis exprime ce souhait à propos de Marc parti à la chasse: «Puisse-t-il trouver tant de gibier qu’il ne revienne pas avant huit jours!» Et sur ces mots, sans faire de bruit, Tristan se glisse sous la courtine: entre ses bras, il tient la reine.
Alors quel lien entre les deux histoires? Il paraît que récemment un certain Pierre Gallais aurait défendu l’origine orientale de Tristan et Yseut (Genèse du Roman occidental. Essais sur Tristan et Yseut et son modèle persan). Difficile pourtant de défendre une telle thèse. Le roman de Gorgâni date du milieu du XIème siècle et la première version, perdue, de Tristan du milieu du XIIème, à peine cent ans plus tard. Un peu court pour expliquer un transfert. Pour Tristan les spécialistes pensent qu’il y a un précédent gallois du IXème siècle. Gorgâni lui-même parlait d’une version plus ancienne en Iran. Alors faut-il chercher une origine aryenne commune? Difficile à croire. Les peuples celtes et aryens ont dû se séparer dans la nuit des temps. Mystère. Mystère de l’histoire humaine ou mystère de l’âme humaine. Un de plus.

8) n° 1487 Prof. Dr. Paul Horn: Geschichte der Persischen Litteratur - Dr. C. Brockelmann: Geschichte der Arabischen Litteratur - édit. C. F. Amelangs Verlag, Leipzig, 1901.
9) n° 1486 Cl. Huart: Littérature arabe, édit. Libr. Armand Colin, Paris, 1902.
10) n° 1117 - 1120 Victor Chauvin: Bibliographie des Ouvrages Arabes ou relatifs aux Arabes publiés dans l’Europe Chrétienne de 1810 à 1885, édit. Institut du Monde Arabe, fac-simile de l’édition de l’Imprimerie H. Vaillant-Carmanne, Liège, 1892.

A partir de maintenant les littératures persanes et arabes s’entremêlent. Il faut donc que je dise un mot des histoires et des historiens de ces littératures. J’ai déjà parlé de Clément Huart qui, avant de professer aux Langues’O, était consul de France et secrétaire-interprète du Gouvernement. Brockelmann est un spécialiste reconnu. Il était professeur à l’Université de Breslau. Il existe une histoire de littérature arabe en cinq volumes chez Brill à Leyden qui est son oeuvre. Mais le plus extraordinaire de ces spécialistes est le Belge Victor Chauvin. Sa vie et sa passion valent d’être contées. Docteur en droit, il est inscrit au barreau de Liège tout en poursuivant pour son plaisir personnel l’étude de l’hébreu et de l’arabe. Avec un tel succès que son maître à l’Université de Liège lui propose de lui succéder. Chauvin démissionne du barreau - à 28 ans - et va consacrer 40 ans de sa vie à l’enseignement des deux langues sémitiques tout en se lançant dans une oeuvre de Titan. Il va en effet accumuler pendant trente ans notes, fiches et commentaires sur tout ce qui est répertorié dans la période considérée. En 1892 il commence à publier: d’abord des proverbes, puis le Tome II, déjà, va faire sensation: une incroyable documentation sur les fables indiennes de Kalila et Dimna traduites en arabe par Ibn al-Maqaffa’ et dont La Fontaine a connu une traduction en français. Le tome III cite d’autres fables avec leurs interférences avec toutes les langues du Moyen-Orient, mais aussi le roman d’Antar, les romans de chevalerie et leurs influences sur l’Occident (on va encore en parler). Les tomes IV, V, VI et VII vont être consacrés presque entièrement aux Mille et une Nuits! Le tome IX, autre sensation, est consacré aux contes traduits de l’arabe par le juif espagnol Pierre Alphonse. Enfin les tomes X, XI et XII (ce dernier terminé sur la base de ses notes par ses disciples) sont consacrés à Mahomet et à l’Islam. Car Chauvin meurt malheureusement en 1913. Et pourtant il avait annoncé une oeuvre beaucoup plus gigantesque encore, qu’il avait d’ailleurs commencée: l’étude bibliographique du droit, de l’histoire, de la géographie, de la numismatique, du commerce, de la philosophie, de la médecine, des sciences, des arts, de la littérature arabe des chrétiens, des juifs, des samaritains! Cet homme était un géant. Un géant abattu trop tôt.

11) n° 1349 Nizâmî: Le Roman de Chosroès et Chîrîn, traduit du persan par Henri Massé, édit. G.-P. Maisonneuve & Larose, Paris, 1970.

Nizâmî est né vers 1141, dans le Caucase, en Azerbaïdjan (où le turc azéri n’avait pas encore remplacé complètement le persan) et est probablement mort vers 1209. Il aurait terminé Chosroès en 1180. Je passerai beaucoup plus rapidement sur cette oeuvre car elle est difficilement lisible pour un Européen de notre temps. Nizâmi passe pourtant pour un des plus grands poètes de l’Iran. Mais son style est d’une préciosité fatigante. Les métaphores pullulent. Pire que les romans dont se délectaient les Précieuses Ridicules de Molière. L’histoire amoureuse commence, elle aussi, à être beaucoup plus éthérée que celle de Wîs ou de Tristan. Dans le texte de 233 pages de la traduction de Massé il faut attendre la page 215 pour que l’acte charnel s’accomplisse. De nombreuses péripéties empêchent la réunion des deux héros. Khosrow (Chosroès) doit d’abord attendre d’être roi, même s’il est déjà tombé amoureux de la belle Arménienne sur une simple description. Puis il a une femme, Myriam, qu’il a épousée pour des raisons politiques (alliance avec Byzance) et qui refuse obstinément une autre épouse. La fierté de Chîrîn crée ensuite d’autres obstacles. Chosroès doit aussi se débarrasser d’un concurrent, l’architecte du palais de Chîrîn, à qui il fait annoncer la mort de son amante, ce qui provoque le suicide spectaculaire de celui-ci (il se jette du haut des falaises dans la mer). Il y a encore beaucoup de malentendus, de querelles d’amoureux épistolaires avant que le couple ne s’unisse. On n’a d’ailleurs pas l’impression que leur bonheur dure longtemps. Chosroès abandonne le pouvoir à son fils et se retire dans la solitude. Le fils le fait assassiner, veut épouser Chîrîn; celle-ci demande à voir son amant dans sa tombe et se tue en se jetant sur son cadavre.

12) n° 2775 Fuzûlî: Leylâ and Mejnûn, introduction and notes by Prof. Alessio Bombaci, translation by Sofi Huri, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1970.
13) n° 3119 Majnûn, L’amour Poème, choix de poèmes traduits de l’arabe et présentés par André Miquel, édit. Sindbad - Actes Sud, Arles, 1999.

Je ne dispose pas de l’oeuvre de Nizâmi qui traite le même sujet mais de celle du poète turc Fuzûlî né en Irak vers la fin du XVème siècle. Mais Fuzûlî semble suivre son prédécesseur d’assez près (on appelait cela une réplique), même s’il oriente son sujet encore plus vers le mysticisme que Nizâmi (à moins que ce ne soit sa traductrice, une orthodoxe-arabe, elle-même très portée sur le mysticisme, qui soit responsable de cette orientation).
L’histoire de Majnûn est connue: deux enfants d’une tribu bédouine gardent les troupeaux ensemble quand ils sont petits, deviennent inséparables, s’aiment, mais quand le père du garçon demande la main de la fille, le père de Leylâ la lui refuse sous le prétexte que leur amour s’étant trop affiché publiquement cela serait contraire aux moeurs de la tribu. Leylâ est mariée à un homme à qui elle se refuse sexuellement. Le garçon, en pèlerinage à La Mecque, au lieu d’implorer Allah de le guérir de son amour, lui demande de le lui conserver pour toujours; il devient un fou d’amour (Majnûn signifie fou en arabe - on a d’ailleurs un mot en alsacien, ou plutôt en judéo-alsacien: meschugge, qui a peut-être la même racine sémite), erre dans le désert avec les animaux sauvages, se complaît dans sa douleur et va même - du moins dans la version de Fuzûlî - jusqu’à refuser l’union avec sa bien-aimée, lorsque celle-ci devient libre après la mort de son mari.
On voit tout le chemin parcouru depuis l’histoire de Wîs et de Râmîn, toute consacrée à l’amour corporel et à la magie des sens. Il n’est donc pas étonnant que les mystiques se soient appropriés le thème de Majnûn: la beauté de l’aimée n’est qu’un reflet de la beauté divine; l’émotion profonde créée par la passion permet l’élévation vers Dieu; l’abstinence sexuelle, la jouissance de la douleur, l’espoir de l’union avec son amante au paradis font de Majnûn un saint qui n’aspire plus qu’à la quête de Dieu.
Ce sont les poètes persans et turcs qui ont orienté l’histoire de Leylâ et Majnûn dans cette direction. Cela ne semble pas être le cas de la poésie arabe rassemblée par André Miquel, une poésie qu’il faut probablement goûter dans sa langue originelle, car en français elle paraît bien conventionnelle. Il reste qu’il faudrait comprendre comment ces tribus guerrières ont pu s’enthousiasmer pour ce genre d’amours platoniques. L’explication de Miquel (frustration de tribus restées à l’écart et qui n’ont pas pu participer à l’expansion guerrière de l’Islam) me laisse totalement sceptique.

14) n° 2794-97 Aventures d’Antar, Roman Arabe, trad. française par M. de Hammer, publiée par M. Poujoulat, édit. Amyot, Paris, 1868-69.
15) n° 2652 Bernhard Heller: Die Bedeutung des arabischen ‘Antar-Romans für die vergleichende Litteraturkunde, édit. Hermann Eichblatt - Verlag, Leipzig, 1931.
16) n° 3128 Driss Cherkaoui: Le Roman de ‘Antar, Perspective littéraire et historique, édit. Présence Africaine, Paris-Dakar, 2001.

Clément Huart, dans sa littérature arabe, cite ce jugement de Caussin de Perceval sur le Roman d’Antar: «On y trouve une peinture fidèle de la vie de ces Arabes du désert... Leur hospitalité, leurs vengeances, leurs amours, leur libéralité, leur ardeur pour le pillage, leur goût naturel pour la poésie, tout y est décrit avec vérité... Un style élégant et varié, s’élevant quelquefois jusqu’au sublime; des caractères tracés avec force et soutenus avec art, rendent cet ouvrage éminemment remarquable; c’est pour ainsi dire l’Iliade des Arabes.» L’Iliade c’est peut-être un peu exagéré. Il n’empêche que j’ai été moi aussi tout de suite charmé par cette histoire et que je l’ai fait lire à Annie qui l’a trouvée délicieuse. Lamartine lui-même a admiré la scène de la mort d’Antar qui, touché par une flèche traîtreusement empoisonnée, reste assis sur son cheval, appuyé sur sa lance, et par la terreur qu’il inspire encore à ses adversaires, assure la retraite de sa tribu.
Alors comment cela se fait-il que l’on ne trouve aucune édition complète de ces manuscrits? De ceux que Cardin de Cardonne a paraît-il rapportés de Constantinople à Paris, ou de ceux qui se trouvaient, d’après Poujoulat, à la Bibliothèque Impériale de Vienne et que von Hammer avait rapportés du Caire en 1802? Chauvin n’avait indiqué que deux éditions, une traduction partielle faite par Tarrick Hamilton (que j’ai découverte à Delhi, chez un libraire-antiquaire situé dans un endroit difficile à trouver, un quartier de villas, mais une véritable caverne d’Ali Baba, dont je n’ai malheureusement pas pu profiter, pressé par le temps et n’ayant pas assez d’argent sur moi) et puis celle de l’orientaliste autrichien von Hammer-Purgstall qui se trouve dans ma bibliothèque. Cette dernière est certainement loin d’être complète. Elle se termine avec le mariage d’Antar. Or les manuscrits de Vienne se composaient de 33 volumes in-folio et contenaient 4000 pages. Qu’est-ce qu’ils attendent chez Sindbad-Actes du Sud? Seul l’éditeur Piazza a publié une transcription de quelques extraits mais plus pour mettre en valeur l’illustrateur orientaliste E. Dinet que pour le texte. Driss Cherkaoui qui a traité des relations du texte avec l’histoire et avec d’autres romans populaires arabes dans une thèse de doctorat et qui ne semble pas connaître la traduction de von Hammer, indique pourtant que d’autres traductions partielles ont paru récemment en Angleterre (Diana Richmond et H. T. Norris).
Antar est un bâtard né d’une esclave noire et d’un seigneur de la tribu des Béni-Abs. Il est lui-même noir et esclave, tombe malgré tout amoureux de sa cousine Abla, devient un guerrier colossal, capable de se battre tout seul contre des centaines d’adversaires, d’étrangler un lion à mains nues et de chanter les splendeurs de sa belle et sa propre gloire en vers admirables. Après de nombreuses aventures il obtient d’abord d’être adopté par son père et, beaucoup plus tard, de se voir accorder par son oncle - du bout des lèvres - la main d’Abla. Mais son oncle ne renonce jamais, cherche à se débarrasser de lui et à marier sa fille à d’autres prétendants. Toute le poème n’est qu’une longue suite de combats, de razzias et de guerres.
L’histoire est en général récitée par des conteurs. «Il faut avoir pris place», nous dit Poujoulat, «à une assemblée de Bédouins au milieu de leur camp, à l’heure où le soleil a disparu derrière les collines de sable et où la fraîcheur descend du ciel splendidement étoilé... Leur âme est tout entière au héros... Est-il victime d’une perfidie? Que Dieu confonde les traîtres! disent-ils. Lorsque le héros triomphe: Louanges à Dieu, le seigneur des Armées! Mais tout devient silencieux, quand le conteur peint une beauté: le portrait se termine toujours par ces mots: Dieu soit loué qui a créé de belles femmes! Et cette exclamation est répétée par les auditeurs, émus d’enthousiasme et d’admiration.»
Il y aurait beaucoup à dire sur ce roman, sur son style, sur sa poésie, bien moins précieuse que celle de Gorgâni ou de Nizâmi, même si les métaphores et même les hyperboles qui ornent forcément toute poésie orientale, n’ont pas disparu, sur ses personnages à la psychologie bien campée, sur l’esprit de chevalerie que l’on est surpris de trouver ici (sentiment de l’honneur, attitude envers les femmes, importance de la poésie, etc.), sur la présence fréquente de la Perse (le roi Khosrow) et de son influence sur l’épopée (beaucoup de similitudes avec le héros Rostam), etc.
Mais ce qui m’intéresse avant tout c’est la façon dont on voit l’amour dans cette société bédouine. Et je vois beaucoup de points communs, au début de cette histoire du moins, avec Majnûn.
Antar et Abla se connaissent enfants. Il est vrai qu’Antar ne devient conscient de son amour pour Abla que lorsqu’il entre dans sa tente et qu’il voit sa mère lui coiffer ses longs cheveux noirs. Son amour est d’abord souffrance:

«Sa démarche, semblable à celle de la gazelle,
me rend malade quoique je cache mon mal.
O Abla! la peine ne fait que redoubler mon amour;
Mon courage a résolu de la supporter,
quel que soit le sort qui m’attende.»

Il s’humilie devant sa bien-aimée:

«Je m’humilie pour Abla et je lui consacre tous mes soins;
Pour ton amour je me soumets quoi qu’il m’en coûte;
pour ton amour j’affronte la mort.
O gazelle du Hedjaz! aie pitié de moi, écoute ma parole!»

Il la célèbre:

«O Abla, qui pourrait décrire ta beauté?
Dirai-je que ton visage égale l’éclat de la lune?
Mais la lune a-t-elle des yeux de gazelle?
Dirai-je que ta taille ressemble à une branche d’arah?
Mais la branche d’arah a-t-elle ta grâce?»

Comme Majnûn hume le vent qui vient du Yémen et lui apporte l’âme de sa Leylâ, Antar lui aussi, lorsqu’il approche des Montagnes Heureuses et du Vallon Arrosé, sent le souffle de la brise et laisse parler son coeur:

«Le vent qui souffle du côté des Montagnes Heureuses
rafraîchit mon coeur et adoucit mes peines
Mais je ne reviendrai pas au milieu des Absiens
sans la vierge qui respire sous leurs tentes.
C’est elle qui me fait aimer l’air de ces montagnes,
et c’est son regard qui me retient au bord du tombeau.
Quand le soleil se couche, il lui dit: Lève-toi,
et la terre sera encore éclairée de tous les feux du jour!
La lune lui dit: Qu’ai-je besoin de me lever?
Ton éclat est aussi doux que le mien,
parais, et la nuit retrouvera son flambeau!»

Antar comme Majnûn est rempli de son amour:

«O Abla! mon amour pour toi dépasse toutes les bornes,
je ne rêve que toi et rien au-delà.
O Abla! ton amour est dans mes os,
mêlé à mon sang et à l’esprit de ma vie.»

Et pour finir, ce beau vers:

«J’aime à baiser les épées,
parce qu’elles brillent comme les perles de ta bouche.»

Amour-passion des sens dans Wîs et Râmîn (milieu du XIème siècle), amour déjà romantique et qui doit mûrir (l’homme Khosroès surtout) avant de prétendre à l’accomplissement sexuel dans Khosroès et Chîrîn (fin XIIème), amour complètement platonique dans Majnûn (le platonique est arabe, l’avatar mystique de cet amour est persan) qui, dans sa version Nizâmi, date de la même époque et amour également très romantique et courtois dans le roman d’Antar que la tradition attribue à un poète du IXème siècle mais qui n’a été fixé par écrit qu’au XIIème siècle également. Comment interpréter tout ceci? Brigitte Musche (voir n° 3129 Brigitte Musche: Die Liebe in der altorientalischen Dichtung, édit. Brill, Leiden, 1999) essaye de suivre l’évolution des relations entre sexes depuis la plus haute antiquité (la période sumérienne) jusqu’à l’époque sassanide: amour sauvage et viol des femmes dans Gilgamesh (encore qu’on y trouve la fameuse histoire de la putain qui déniaise l’homme sauvage qui en devient intelligent mais perd le contact avec les animaux), premiers éléments romantiques lors de la période assyrienne et babylonienne (Sémiramis, Reine de Saba, Cantiques de Salomon) et influence égyptienne où l’amour est déjà très romantique (puissance de l’amour, chagrin d’amour, intervention de la magie), développement de l’individualisme à l’époque achéménide contemporaine de l’époque grecque classique et donc en même temps individualisation du couple, puis époque grecque plus tardive, conquête d’Alexandre et dynasties parthes (c’est l’époque d’Amor et Psyché, de Jason et Médée, de Philémon et Baucis, etc.), enfin vient l’époque sassanide (de 225 à 650, jusqu’à la conquête musulmane). Or ce qui est intéressant, et c’est ce que Brigitte Musche met en valeur, c’est cette influence bédouine qui existe déjà avant l’avènement de l’Islam à la cour sassanide et qui est très nettement une nouvelle forme d’amour, un amour idéalisé qui se démarque de l’amour citadin beaucoup plus réaliste avec lequel il coexiste. Et pour Musche il n’y a pas l’ombre d’un doute, c’est cette forme d’amour idéalisé qui est à l’origine de l’amour courtois d’Europe. C’est l’Espagne et la Provence qui ont transmis ces conceptions par l’intermédiaire des troubadours aux cours européennes du XIème siècle. Il a pourtant fallu des siècles, dit Brigitte Musche, avant que l’amour romantique, avec ses aspects psychiques et émotionnels, soit devenu l’idéal même du bonheur. L’influence de l’Orient sur l’Occident est un sujet passionnant; on y reviendra encore. Reste ce mystère de l’amour bédouin. Musche cite l’explication d’un auteur arabe: à la saison sèche les tribus campaient souvent ensemble aux mêmes pâturages. Les jeunes gens se rencontraient et nouaient des relations forcément rompues lorsqu’à la saison humide les tribus se séparaient à nouveau. L’amour ne pouvait aller à son terme. Les moeurs, les règles sociales l’en empêchaient. La séparation était vécue comme quelque chose de fatal et l’amour comme une souffrance qu’il fallait idéaliser. Peut-être est-ce là l’explication. Je n’en ai pas d’autre. Mais on peut aussi se demander si cette façon si irréaliste de voir la femme n’est pas à l’origine de ce qui allait devenir plus tard la conception de la femme dans l’Islam.

17) n° 1360 Les Quatrains du sage Omar Khayyâm de Nichâpour et de ses épigones. Présentation, traduction et notes de Hassan Rezvanian, édit. Imprimerie Nationale, Paris, 1992.
18) n° 1360 Sadegh Hedayat: Les Chants d’Omar Khayam, édit. critique, trad. M. F. Farzaneh et Jean Malaplate, édit. José Corti, Paris, 1993.

Et qu’en est-il de cette si fameuse poésie lyrique arabe et persane?
Récemment les Editions Sindbad-Actes Sud ont sorti ou re-sorti des recueils de poésie d’Abu Nowas et de son contemporain Abu L’-Atahiya (voir n° 3117 Abû-Nuwâs: le vin, le vent, la vie, traduction et présentation de Vincent-Mansour Monteil, édit. Sindbad-Actes Sud, Arles, 1998 et n° 3118 Abû L’-Atâhiya: Poèmes de vie et de mort, traduction et présentation d’André Miquel, édit. Sindbad-Actes Sud, Arles, 2000). En lisant les poèmes d’Abu Nowas je me suis dit qu’il avait bien de la chance d’avoir vécu au temps de Haroun al-Rachid à Bagdad au Xème siècle plutôt qu’au XXIème siècle à Djeddah ou Ryadh. Lui qui n’arrête pas de célébrer les jouvenceaux imberbes, de rêver de dénouer les noeuds de leurs ceintures, de «les prendre tout seul dans un coin, pour son plaisir, en leur chantant des poèmes...» et, au hammam, de se rincer l’oeil quand ils font tomber leurs tuniques:

«Ce que les pantalons ont caché se révèle
«Tout est visible. Rince-toi l’oeil à loisir.
«Tu vois une croupe, un dos mince et svelte.
«Et rien ne pourrait gâcher ton plaisir.
«On se chuchote des formules pieuses...
«Dieu, que le bain est chose délicieuse!
«Même quand, venant avec leurs serviettes,
les garçons de bain ont troublé la fête.

C’est probablement ce que Brigitte Musche appelle l’amour citadin! Or hier, à la télévision on rapportait que le premier janvier 2002 l’Arabie Séoudite venait de décapiter trois homosexuels à cause de leur crime infâme!
Abû L-’Atâhiya n’est pas aussi paillard. D’ailleurs il est d’origine bédouine. Né à Kûfa, potier, il s’installe pourtant à Bagdad et devient poète de la Cour. Il médite sur la mort, sur la pérennité des choses, il exhorte même à chercher le salut éternel. Un quatrain me plaît pourtant, à moi qui suis, moi aussi, persuadé que nous avons une horloge en nous, notre coeur qui bat, que nous pouvons entendre la nuit quand nous collons notre face contre l’oreiller, et qui ne cesse de rappeler à qui veut l’entendre que notre temps est compté:

«Ta vie ? Un souffle après l’autre, et tous comptés!
«Chacun d’eux, en passant, la réduit pièce à pièce.
«A chaque instant tu meurs de vivre, et l’on te presse,
«Et ce chamelier-là ne sait pas plaisanter.

Deux poètes arabes parmi cent. Que connaissons-nous des autres en Occident? Rien ou pas grand’chose. Tony Saad, notre délégué au Moyen-Orient, disait qu’à l’école à Beyrouth, on en parlait beaucoup, on en apprenait les vers, mais qu’il les avait tous oubliés. Mais peut-on traduire la poésie? Et surtout la poésie arabe? Une langue sémite, un système poétique où seuls comptent «la musique et la résonance» comme le dit Monteil dans son introduction à Abû-Nuwâs, et où «l’originalité de l’idée est secondaire». Les visages resplendissent comme la lune, la taille est celle du cyprès, les dents sont des perles, etc. L’invention est ailleurs. Ce sont les «rencontres verbales» qui comptent, «la quête du mot rare, du vocable insolite». C’est bien ce que je pense. La poésie arabe est intraduisible.
Les poètes persans sont mieux connus chez nous. Du moins les trois grands: Saadi, Hafez et Khayam.
Le plus grand des poètes persans, du moins le plus connu, et qui était aussi, comme on sait, un grand mathématicien et astronome (ses écrits scientifiques sont en arabe, le latin de l’époque) ne parle pas beaucoup des femmes, ni des garçons non plus d’ailleurs. Son sujet de prédilection est le vin, pourtant interdit par le Coran (mais c’était déjà le cas d’Abu Nowas). Le grand savant est matérialiste, athée et pessimiste. Les religieux sont ses ennemis. Certains quatrains sont d’actualité et mériteraient d’être lus au mollah Omar:

«O mufti! Je suis plus ingénieux que toi
Et plus sobre, tout ivre que je suis
Tu bois le sang des hommes et moi celui de la vigne.
Sois juste: qui de nous deux est le plus sanguinaire?»
(trad. Hassan Rezvanian)

Et aux martyrs d’el-Qaida:

«On trouve des beautés, nous dit-on, dans le ciel,
On y rencontre aussi du vin pur et du miel.
En choisissant l’amante et le vin, pourquoi craindre
Puisque c’est justement notre but éternel?»
(trad. M. F. Farzaneh/Jean Malaplate)

Il est frappé par le non-sens de l’existence, le néant:

«Au sens propre et non point par métaphore,
Nous sommes des marionnettes dont le ciel s'amuse à tirer les ficelles.
Nous jouons quelque temps sur l’échiquier de l’existence
Et puis, nous retombons une à une dans la caisse du néant!»
(trad. Hassan Rezvanian)

L’image de la poussière à laquelle nous retournons et dont est faite la matière première du potier revient très souvent:

«Cette cruche jadis fut un amant fidèle
Epris, comme moi-même aujourd’hui, d’une belle
Et cette anse à son col était jadis un bras
Qui s’enlaçait au cou de la jouvencelle.»
Après sa mort, il demande
«De ma poussière alors qu’on fasse une carafe
Et tout rempli de vin, je ressusciterai.»

Saadi aussi utilisait cette image de la poussière des morts:

«Ne marche pas orgueilleusement, ô homme,
Il y a des hommes comme toi sous tes pieds.»
(traductions M. F. Farzaneh/Jean Malaplate)

Saadi qui a vécu au XIIème siècle, qui a beaucoup voyagé et qui a fini sa vie à Chiraz, était très mystique mais sa poésie est douce et célèbre les beautés de la vie. Hafez qui est plus tardif (il est mort en 1389), soufi également, n’a jamais cessé de chanter les plaisirs et le vin. Tous les deux ont aujourd’hui leurs mausolées à Chiraz, célèbre, grâce à eux, dans le monde entier, pour ses roses! Goethe a découvert la traduction de l’oeuvre de Hafez faite par l’Autrichien von Hammer (probablement le même que celui qui a traduit le Roman d’Antar) au printemps 1814 lorsque l’Europe était encore décimée par les guerres. Cet ouvrage a déclenché chez Goethe une véritable boulimie de connaissances sur l’Orient persan, arabe, turc, indien, hébreu même et a été à l’origine de son Diwan Est-Ouest (voir n° 2772 - 74 Goethe: West-östlicher Divan, édité et annoté par Ernst Grumach, Akademie-Verlag Berlin, 1952 et n° 0038 Goethe: Werke, t.1, Gedichte - Versepen, édit. Insel, Francfort, 1970). La première édition de cette oeuvre, qui sans Hafez n’aurait peut-être jamais vu le jour, a paru en 1819 alors que l’écrivain fêtait ses 70 ans. C’était aussi l’époque à laquelle Goethe allait avoir sa dernière relation d’amour, toute de renonciation comme il se doit dans l’ambiance orientale, avec la jeune veuve Willmer que, dans ses poèmes d’amour du Divan, il allait appeler Suleika! (Suleika qui dans les légendes arabes de Joseph, est le nom de la femme de Putiphar). Le dernier volume du West-östliche Divan allait paraître en 1827 (Goethe avait 78 ans!).
Omar Khayam, contrairement à Saadi et à Hafez, ne semble jamais capable d’oublier que tout est éphémère et, surtout, que rien n’a de sens:

«A l’océan une goutte d’eau s’est mêlée
Une poussière au sol s’est de nouveau collée.
Peux-tu dire pourquoi tu vins en ce bas monde?
Une mouche est venue et s’est envolée.»

Et encore:

«La tulipe fanée à jamais reste close.»

Et pour finir ce très beau quatrain:

«La lune a déchiré la robe de la nuit.
Bois du vin maintenant; cela seul réjouit.
Profite du bonheur; bientôt le clair de lune
Sur notre tombe à tous rayonnera sans bruit.»

(toutes ces traductions sont de M. F. Farzaneh/Jean Malaplate)

On ne sait pas grand’chose de la vie d’Omar Khayam. On pense qu’il a vécu à peu près entre 1050 et 1139. Et il n’a jamais édité ses poèmes de son vivant. Ce qui fait que le nombre de quatrains qu’on lui attribue varie entre 120 et 1200! Pendant longtemps le manuscrit le plus ancien que l’on connaissait était celui d’Oxford qui date de 1461 et qui a servi de base à la fameuse traduction, très libre, de Fitzgerald que l’on trouve chez tous les libraires-antiquaires, souvent très bien illustrée. Hedayat a fait un véritable travail d’érudit en sélectionnant 143 quatrains qui, d’après lui, pouvaient être attribués à Khayam de façon sûre, sur la base des manuscrits, du style et des idées. Il faut dire que Hedayat - on parlera encore de lui - partageait totalement les idées de Khayam sur la religion et ceux qui la représentent en Iran. «La religion», dit-il, «n’est qu’un ensemble de dogmes et de devoirs auxquels on doit se soumettre sans discussion, aucun doute n’étant permis quant aux principes. Elle a un groupe de gardiens, bénéficiaires de ses règles, dominant la populace.» Il est donc possible que Hedayat ne soit pas entièrement fiable. L’édition de l’Imprimerie Nationale en comporte 637. Mais les thèmes ne sont pas très différents de ceux de la sélection Hedayat. D’ailleurs depuis lors on a trouvé de nouveaux manuscrits, plus anciens (1206 - 1207 et 1259). Les érudits devraient donc être en mesure de nous établir bientôt une édition plus proche de l’original.

19) n° 3061 Nezâmî de Gandjeh: Le Pavillon des sept Princesses, traduit, présenté et annoté par Michael Barry, édit. Gallimard, Paris, 2000.

Il faut que je revienne à Nizâmî. Et à cette oeuvre si étrange et qui n’avait jamais été traduite en français auparavant. C’est mon ami William, le Directeur Financier de notre Groupe qui, connaissant mon amour de l’Orient, me l’avait offert. J’ai eu du mal à y entrer. Je ne savais pas à l’époque qui était ce Barry. L’éditeur n’avait pas senti la nécessité de le présenter. Il semblait être à l’origine un universitaire américain (Princeton, Harvard), mais parfaitement à l’aise en français et même en vieux français. D’ailleurs installé à Provins. Depuis on en sait un peu plus sur lui. Il a sorti des bouquins sur Massoud et sur l’Afghanistan. On y apprend qu’il avait fait de nombreuses missions plus ou moins humanitaires en Afghanistan entre 1975 et 1995 et déchiffré de vieux manuscrits afghans du XIVème siècle en compagnie du chef de guerre Massoud. Il est certainement à l’aise en persan, en arabe, en sanscrit. Incroyablement érudit, il semble être également un spécialiste du mysticisme soufi. Et la soeur de M. Samuelian de la Librairie Orientale rue Monsieur le Prince m’a affirmé qu’elle le connaissait depuis 25 ans, qu’il était marié avec une Française et que chaque fois qu’il venait à la librairie il charmait tout le monde avec ses talents de conteur.
Le problème c’est qu’il a fait le choix de traduire le vieux persan de Nizâmî en français médiéval ou pseudo-médiéval. Il faut du temps pour s’y faire. Mais cela en vaut la peine. Cela permet de mieux comprendre pourquoi Nizâmî était considéré comme le roi des poètes et qu’un orientaliste a pu encore récemment déclarer que «le Pavillon des sept Princesses était une des oeuvres les plus sophistiquées de la littérature mondiale, sans rivale pour l’harmonie de la parole, de la pensée, de l’imagerie et de l’atmosphère.» Il ne me reste plus qu’à faire amende honorable. Peut-être fallait-il une telle transposition pour faire passer la préciosité et mettre en valeur la richesse de vocabulaire de Nizâmî dont les mots brillent comme les pierres précieuses d’un trésor. D’ailleurs on s’aperçoit que lorsqu’on quitte les descriptions de la personne humaine dont la lune, les perles, les grenades et le cyprès sont les éternels étalons, l’imagination est beaucoup plus libre. Ainsi quand Nizâmî décrit le feu:

«Lingots de braise couleur de musc
S’étreignent autour du feu comme rouille autour d’un miroir:
Là, cette couleur noire; ci, ces tons de cornaline!
Une mine de rubis luisait dans les ténèbres:
Sa gemme nourrit les regards:
Tour à tour jaune, écarlate, bleutée: pierre précieuse!»

Le personnage principal est un roi sassanide, Bahrâm-Goûr, un roi légendaire mais qui a réellement vécu de 420 à 439. Ferdousi en parle, Tabari aussi. On commence avec son éducation à Hira, ce fameux royaume arabe allié aux Persans, situé sur le Bas-Euphrate, dont le roi Monzer apparaît aussi dans le roman d’Antar. Bahrâm y apprend les 3 langues de culture de l’époque: arabe, persan et grec. C’est là qu’il a la vision des sept princesses représentées dans une salle secrète par de grands icônes et dont il tombe immédiatement amoureux:

«L’amour de ces jeunes filles au beau visage
Se fora dans son coeur.
Cavales solaires et nubiles: et lui, leur étalon, leur mâle -
Lui, un jeune lion: et pour lui sept épouses!
Comment ne gonflerait son désir?
Comment son coeur n’irait exiger son désir?
La peinture à sa vie donnait désormais ligne de force,
A ses désirs elle donnait désormais espoir.»

Bahrâm est connu pour ses prouesses de chasseur et son adresse au tir à l’arc. Lorsque sa maîtresse l’accompagne à la chasse, lui fait faire des tirs acrobatiques et cruels et finalement se moque de lui, Ferdousi raconte que, dans un accès de colère, il tue la belle en la faisant piétiner par son chameau. Nizâmî est plus délicat: Bahrâm demande à un de ses chasseurs de la tuer. Celui-ci la garde dans son logis jusqu’à ce que le roi, plein de remords, la pleure ouvertement. Et sera bien heureux de la retrouver. Chez Tabari l’histoire est semblable: c’est à un vieux serviteur que Bahrâm confie la tâche de se débarrasser de l’insolente. Celui-ci, voyant qu’elle est enceinte du roi, la laisse vivre également, mais se coupe son membre viril, le met dans une boîte scellée qu’il confie au roi de peur de se voir accuser d’avoir abusé de la jouvencelle. Noeldeke qui traduit Tabari et apporte dans de nombreuses notes érudites des renseignements précieux, laisse de temps en temps courir son humeur et même son humour. Ainsi note-t-il sèchement en bas de page: «De toute façon le vieil homme n’en avait plus l’usage!» Le vieux que je suis trouve cet humour plutôt de mauvais goût.
On trouve également, toujours dans la première partie de l’épopée, la fameuse scène où Bahrâm doit conquérir son trône par une ordalie: couronne et glaive sont placés entre deux lions sauvages et affamés. Son adversaire se désiste. Mais Bahrâm va chercher la couronne après avoir étranglé les deux lions à mains nues! Et c’est pour cela que l’on a deux lions sous le trône des rois sassanides et que les deux lions apparaissent même sur les représentations de nos Valois et des rois d’Angleterre!
Bahrâm qui a combattu contre la terre entière (historiquement il a surtout eu le grand privilège d’arrêter les Huns), reçoit en cadeau les princesses du monde. Il leur fait construire des pavillons. Chacune a sa couleur. Chaque pavillon est consacré à un des sept astres mobiles connus par les Sumériens à qui nous devons d’ailleurs notre division du temps en semaines et l’appellation de nos jours: Saturne (saturday), Soleil (sunday), Lune (lundi), Mars (mardi), Mercure (mercredi), Jupiter (jeudi), Vénus (vendredi). Et puis Bahrâm commence son périple, visitant un pavillon après l’autre et recevant en même temps son initiation. Car comme Schéhérazade dans les Mille et une Nuits, les sept princesses ont un rôle de civilisation auprès du roi.
La première lui raconte l’histoire des aventures d'un jeune prince. Il s'assied dans un panier et est aussitôt soulevé dans les airs jusqu’au sommet d’une tour, puis enlevé par l’oiseau Rokh qui l’emmène jusqu’à un jardin de rêve (le jardin d’Hiram) où siège une dame de beauté entourée de mille compagnes. Le prince peut goûter de tous les mets les plus délicieux, s’enivrer de vin, caresser la dame mais sans pouvoir accéder à son pertuis, et lorsque son mâle désir devient trop fort, l’assouvir avec les suivantes. Mais il n’arrive pas à se contrôler, cherche à prendre la dame de force... et perd tout: il est expulsé du jardin. Moralité: l’homme doit maîtriser ses sens.
Et ainsi de suite chaque histoire est une leçon. La deuxième montre une femme dont le peuple est tel que toutes les femmes meurent quand elles enfantent. Généreuse et aimante, elle se donne quand même. La quatrième met en scène une femme savante et fière qui s’enferme dans une tour et impose aux prétendants des joutes intellectuelles et des énigmes à résoudre. Conclusion: il ne suffit pas d’être fort mais il faut aussi faire preuve de finesse pour conquérir une femme. La cinquième met en garde contre les apparences trompeuses: alors que le jeune Mâhân croit enlacer une Femme de Lune, il se trouve happé et goulûment embrassé par une «efrît à crocs de truie, à face de crabe; haleine fétide à empester mil lieues, museau tel four de briqueterie, gueule de cuve de teinturerie.» La sixième, peut-être la plus belle, conte l’aventure d’un pauvre voyageur, dépouillé de tout, gisant les yeux crevés, assoiffé, dans le désert et secouru par une fille de Kurde qui apparaît là comme un ange de miséricorde et qui lui sauve et la vie et la vue avant de devenir sa compagne.
Quant à la septième qui, si on en fait une lecture mystique, est celle de l’accomplissement (c’est la dame blanche), elle nous paraît au contraire la plus plaisante et la plus paillarde: le propriétaire d’un jardin magnifique trouve un soir porte close et son terrain occupé par une gente dame et ses compagnes. Ayant réussi à forcer le passage et à plaire à la dame, il essaye vainement, et à de nombreuses reprises, à réaliser ce que l’homme a toujours considéré comme sa félicité suprême. A chaque tentative quelque chose se déclenche: un toit qui s’effondre, un rat des champs, une branche qui tombe, un renard poursuivi par des loups. Chaque fois le Maître du Jardin se sauve marri et honteux. Jusqu’à ce qu’il se décide à convoler en justes noces avec la dame. Et alors il n’est plus dérangé par personne si ce n’est au matin par le chant du coq.
«Lors perfora-t-il la perle non forée
De son bâtonnet de corail,
Et lors de l’éveil du coq
De s’assoupir enfin
L’élan de son poisson.»

«Le Pavillon des Sept Princesses, qui embrasse plusieurs millénaires de civilisation sur une aire allant du Bosphore à l’Indus, est un livre-monde», dit Michael Barry qui fournit une énorme masse d’informations sur les origines aryennes de certains mythes (le nom de Bahrâm dérive du nom de l’ancien tueur de dragons des légendes aryennes équivalent du Dieu Indra des Veddas indiens, qui devient chez les Arméniens christianisés notre Saint Georges), sur tout le symbolisme soufi qui permet de lire le Pavillon sur un autre niveau, sur les conceptions de ce mysticisme, sur les idées néo-platoniciennes qui ont influencé ce mysticisme (c’est Plotin, un Egyptien hellénisé du IIIème siècle, qui théorise sur la conception de l’âme chez Platon enfermée dans son corps et qui cherche à s’en libérer), sur le parallèle de l’élévation de l’âme et le voyage initiatique (dans le voyage nocturne de Mahomet, dont j’ai déjà parlé, ainsi que plus tard chez Dante, on passe également sept sphères avant d’arriver au trône de Dieu, les sept sphères dont les coupoles des sept Pavillons sont les représentations) et sur cette conception de la femme, cette élévation de la femme qui devient un objet totalement idéalisé et si proche des conceptions de nos troubadours que l’on est bien obligé de s’interroger sur ce rapprochement... mais ceci fera l’objet de nos prochaines recherches.
Moi ce qui me frappe d’abord, maintenant que nous avons fait le tour de cette culture arabo-persane des Xème au XIVème siècles, qui est l’essence même de la culture islamique de cette époque, c’est qu’y survivent toutes les civilisations qui l’ont précédée. L’une des trois ou quatre grandes civilisations de l’humanité, celle qui a vu le jour entre le Tigre et l’Euphrate, n’a finalement jamais été totalement interrompue. Dès les Akkadiens elle était basée sur un mélange d’éléments aryens et sémitiques. Les apports iraniens y ont été constants surtout à partir du moment où le Grand Cyrus y a établi sa capitale. Les relations avec l’Empire égyptien étaient anciennes et constantes. Le peuple juif a été lui-même influencé par cette civilisation, que ce soit par ses origines (Abraham en venait) ou que ce soit par son séjour à Babylone (j’ai encore vu récemment une représentation de Hammourabi, dressé avec respect, recevant des mains du Dieu-Soleil le code législatif de son peuple et qui ressemble drôlement aux Tables de la Loi de Moïse). Alexandre par sa conquête y a durablement établi la marque de l’hellénisme. Et enfin c’est encore sur le Tigre, à côté de l’antique Ctésiphon que le calife al-Mansoûr, dit le victorieux, crée Bagdad en 764, nouvelle Capitale de l’Empire. Continuité encore de cette civilisation lorsque le califat de Bagdad s’affaiblit et que s’établissent d’autres califats à Damas et au Caire, grâce à des dynasties turques qui protègent Bagdad et respectent la culture arabo-persane qui s’établit même en Espagne, (même si Cordoue se considère comme l’héritier des Omeyyades de Damas et garde une certaine hostilité contre les Abbassides de Bagdad). Ce n’est finalement qu’avec les Ottomans qui ont fait tomber Byzance que cette vieille civilisation disparaît progressivement. Nous en Europe nous n’avons jamais joui d’une telle continuité.

Alors quand apparaît subitement - comme surgie du néant - toute cette littérature médiévale si riche avec ses valeurs de chevalerie, sa quête mystique, son service des dames, on est bien obligé de se poser quelques questions sur sa relation avec l’Orient. Paul Du Breuil (voir n° 2798 Paul Du Breuil: La Chevalerie et l’Orient, L’Influence de l’Orient sur la naissance et l’évolution de la chevalerie européenne au Moyen-Age, édit. Guy Trédaniel, Paris, 1990) n’a aucun doute à ce sujet. Il retrouve les mêmes vertus chevaleresques chez les Achéménides et les Sassanides, tous inspirés du Zoroastrianisme: protection de la foi, défense des faibles, charité pour les pauvres, combat pour la justice, triomphe du bien sur le mal. Il ne croit pas à l’émergence subite chez les Francs barbares d’un tel idéal sous la seule influence de l’Eglise chrétienne. C’est le contact lors des croisades avec la chevalerie arabo-persane qui, d’après lui, a permis à la chevalerie franque de devenir ce qu’elle a été ou du moins ce que les chansons de geste ont décrit.
Je ne suis pas particulièrement intéressé par ce que l’on appelle valeurs de chevalerie. Je suis assez tenté de penser comme Wilhelm Schlegel que les mêmes valeurs ont pu se développer indépendamment chez les peuples germaniques comme chez les Arabo-Persans. W. Schlegel était un de ces intellectuels allemands qui ont vécu au XIXème siècle dans le prolongement du siècle des Lumières français. Son frère Fritz est connu pour avoir fait progresser d’une manière significative les études sur les langues indo-européennes après que l’Anglais William Jones ait été le premier à découvrir la commune origine entre le sanscrit et nos langues européennes (voir n° 2644 Friedrich Schlegel: Ueber die Sprache und Weisheit der Indier, ein Beitrag zur Begründung der Alterthumskunde, Mohr und Zimmer, Heidelberg, 1808). Wilhelm était connu en France pour avoir osé comparer la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (Hippolytos), ce qui lui a valu une réputation détestable (en France attaquer Racine ou Corneille est aussi grave que de mettre en question la royauté britannique en Angleterre). Amoureux de Mme de Staël il est resté quinze ans auprès d’eIle à jouer au précepteur de ses enfants. C’était aussi un des grands spécialistes du Provençal et s’est beaucoup intéressé aux romans de chevalerie (voir n° 2640-42 Auguste-Guillaume de Schlegel: Oeuvres écrites en français et publiées par Edouard Böcking, Librairie de Weidmann, Leipzig, 1846). Il dit dans son étude sur l’origine des romans de chevalerie: «Certains éléments de la chevalerie sont de la plus haute antiquité chez les peuples germaniques. Tels sont les principes généraux d’honneur et de loyauté, l’horreur de la ruse, la guerre considérée comme un combat singulier où l’on aurait honte de remporter la victoire autrement qu’à armes égales.»
Je suis beaucoup plus intéressé par les aspects ésotériques et mystérieux qui accompagnent tous ces romans qui tournent autour du Graal et où l’influence orientale paraît plus probable. Du Breuil donne un exemple qui fait réfléchir: celui du pont qui conduit de la terre à l’enfer et que connaissaient déjà les écritures sacrées de l’Inde, le Pont Chinvat qui se révèle large et spacieux pour le juste et étroit comme une lame de rasoir (ou d’épée) pour le perfide (ou l’impie ou le sectaire d’Ahriman chez Zoroastre). Or ce pont existe bien dans le cycle d’Arthur. Il est vrai que Marie-Luce Chênerie qui étudie les mythes qui sous-tendent toutes les histoires de chevaliers errants présentes dans le cycle de la Table Ronde (voir n° 2688 Marie-Luce Chênerie: Le Chevalier Errant dans les Romans Arthuriens en vers des XIIème et XIIIème siècles, Libr. Droz, Genève, 1986), donne toute une série d’exemples de ponts symboliquement sélectifs et dissuasifs pris dans ces romans: pont de verre, pont interrompu, pont aimanté, pont à serpent qui agrippe, etc. et qu’il faut passer: à plat ventre, sur une mule enchantée, en combattant contre un serpent, un chevalier blanc, etc. Et moi-même j’avais déjà trouvé dans l’histoire de Cuchulinn, quand celui-ci se trouve chez la guerrière Scathach dans l’île de Skye, un pont tout-à-fait extraordinaire: le pont de la falaise: «quand on voulait le passer il devenait aussi étroit qu’un cheveu, puis se raccourcissait jusqu’à ne plus mesurer qu’un pouce de long, puis devenait aussi glissant qu’une anguille et finalement se dressait tout droit contre vous en devenant aussi haut que le mât d’un navire.» Et voilà: passer un pont c’est dangereux, comme passer une porte d’ailleurs (on ne sait qui se tient derrière) et comme passer une rivière sur une barque (la barque peut chavirer, il y a des monstres dans l’eau). L’esprit gamberge, et se fait bouffer par les mythes! Et les mythes de l’homme sont les mêmes partout. Je veux bien. Mais quand même, le pont étroit comme le fil d’une épée? L’image est bien spéciale.


Du Breuil identifie également le château du Graal avec la citadelle de Kang-Dêz où séjourne Key Khosrow avec ses compagnons valeureux, appelés à mener le combat ultime contre la puissance du Mal, Ahriman (Ferdousi raconte comment Key Khosrow, à la fin de sa vie, disparaît dans la montagne au milieu d’une tempête de neige pour ne plus jamais réapparaître, comme Nizâmî raconte la disparition de Bahrâm-Gour dans une grotte où il reste immortel, inaccessible et immuable comme Charlemagne et Barberousse: je me souviens d’un conte lu dans ma jeunesse où un paysan entre dans une grotte où Barberousse est assis à une table de pierre traversée par sa barbe immense en compagnie d’un corbeau et lui demande comment va le monde). Or l’histoire du Graal m’a toujours intéressé: elle est tellement mystérieuse! Une érudite anglaise du début de ce siècle (voir n° 2064 Jessie L. Weston: The Quest of the Holy Grail, édit. Bell & Sons, Londres, 1913 et n° 2586 et 87 Jessie L. Weston: The Legend of Sir Perceval, Studies upon its origin, development and position in the Arthurian Cycle, édit. David Nutt, Londres 1906-09, ainsi que n° 2839 Jessie L. Weston: The Legend of Sir Lancelot du Lac, Studies upon its origin, development and position in the Arthurian Romantic Cycle, édit. David Nutt, Londres, 1901. Voir aussi n° 2961 Humphreys Gurteen: The Arthurian Cycle, a comparative study of the Cambrian, Breton and Anglo-Norman versions of the story and Tennyson’s Idylls of the King, édit. Putnam’s Sons, New-York/London, 1895.) étudie les trois théories: la chrétienne (l’origine est l’histoire, relatée par des clercs, de Joseph Arimathée qui a conservé le récipient de la sainte Cène, un récipient qui a recueilli le sang du Christ), la «folk-lore theory» (c’est un thème de conte populaire, celui du récipient magique qui reste toujours plein et fournit de la nourriture à foison; d’ailleurs Grail veut dire plat et non coupe) et la «ritual theory» développée par Mlle Weston elle-même dans son livre sur Perceval. Pour elle le Graal est à rattacher à un mythe de la mort et de la renaissance de la végétation, à Adonis, aux rituels célébrés pour assurer le renouveau: orgies, repas pris en commun (comme la sainte Cène). Elle le déduit de tout l’environnement du conte, de la mise en scène (château entouré d’une terre désolée, chevalier mort placé sur la bière, pleureuses, le Roi Pêcheur blessé «parmi les cuisses» c. à d. émasculé comme Adonis, donc incapable de procréer, etc.). La christianisation du mythe a donc été faite en connaissance de cause (effacer un mythe secret païen) et les croisades ont été un bon prétexte pour faire du Graal le récipient du sang du Christ et de l’épée la lance qui a été enfoncée dans les flancs du Christ, encore que lance et coupe peuvent également être interprétées comme symboles sexuels mâle et femelle.
Mais cela n’a pas clos la controverse (qui dure toujours). Un spécialiste allemand a pratiquement passé toute sa vie (du début du siècle jusqu’à sa mort en 1936) à défendre la thèse de l’origine chrétienne (le coup de lance du Romain Longinus) de la légende du Graal (voir n° 2755 Konrad Burdach: Der Gral, Forschungen über seinen Ursprung und seinen Zusammenhang mit der Longinuslegende, édit. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1974). Un chercheur finlandais a passé toute la deuxième guerre mondiale à établir les relations qui pourraient exister entre le château du Graal et un haut-lieu de la religion de Zoroastre (voir n° 2717 Lars-Ivar Ringbom: Graltempel und Paradies, Beziehungen zwischen Iran und Europa im Mittelalter, édit. Kungl. Vitterhets Historie och Antikvitetsakademien, Stockholm, 1951). D’après lui le lieu sacré des Sassanides était une ville sainte, Siz, où se trouvait le trône de Khosrow et le feu sacré Atur Gusnasp, situés sur un plateau au sommet d’un ancien volcan, en plein milieu des hauts-plateaux de l’Azerbaïdjan (à 2400 m d’altitude) et appelé aujourd’hui Takht-i-Suleiman (trône de Salomon). Et c’est dans une épopée postérieure, datant de 1270, appelée Titurel le Jeune, oeuvre d’un inconnu nommé Albrecht, que Ringbom trouve sa description très détaillée (et très ressemblante) du château du Graal construit au sommet du Mont-Salvatsche (que tous les admirateurs de Wagner et de son Parsifal connaissent bien sûr). Mais j’arrête là. Cela nous mènerait trop loin. Et je trouverai bien encore une occasion pour parler de la si importante religion de Zoroastre. D’ailleurs pour Michael Barry le problème est aujourd’hui résolu: le celtisant Jean-Claude Lozach’meur aurait brillamment démontré que le Graal des contes gallois était à l’origine une écuelle dans laquelle était posée la tête coupée d’un roi que le jeune preux, son fils, devait venger, et que ce sont les auteurs des romans (Chrétien de Troyes, Robert de Boron et Wolfram von Eschenbach) ainsi que les moines cisterciens qui ont progressivement christianisé la légende. Des influences hispano-arabes n’ont pu jouer que plus tard (fin XIIème) pour identifier le Graal avec la coupe royale des rois sassanides dans laquelle ils pouvaient voir se mirer l’univers. Dommage. Je trouvais la ritual-theory de Mme Wesson bien séduisante.
Et le service des dames dans tout cela? Et la conception de l’amour courtois? L’étudiant irakien Ali Yahya Mansoor commence sa thèse de doctorat (voir n° 3050 Ali Yahya Mansoor: Die arabische Theorie, Studien zur Entwicklungsgeschichte des abendländischen Minnesangs, édit. Ruprecht-Karl-Universität Heidelberg, 1966) en faisant l’histoire des controverses entre partisans et adversaires de la théorie arabe (ou orientale). Elle dure depuis deux siècles. Ceux qui sont pour sont en général des arabisants, ceux qui sont contre ne lisent pas l’arabe. On a cherché des origines orientales pour beaucoup de choses: architecture (ogive gothique), chevalerie, amour courtois, contes. Tout le monde reconnaît que les contacts entre les deux mondes n’ont pas manqué: pèlerinages, croisades, contacts des villes maritimes italiennes, Sicile normande, Espagne musulmane. Personne ne nie que des contes et des fables soient passés d’Orient en Occident, souvent par l’Italie mais aussi par l’Espagne (voir p. ex. n° 2049 A; Loiseleur Deslongchamps: Essai sur les Fables Indiennes et de leur introduction en Europe, suivi du Roman des Sept Sages de Rome, en prose, publié par Le Roux de Lincy, pour servir d’introduction aux Fables des XIIème, XIIIème et XIVème siècles publiées par M. Robert, édit. Techener, Paris, 1838). J'ai déjà souligné (à propos de Chauvin) le rôle joué par le juif converti Pierre Alphonse.
On a vu que pour la chevalerie c’est moins évident. Schlegel avait déjà noté que dans les romans carolingiens il n’y a pas trace de courtoisie ni de galanterie envers les dames. Ce sont les Romans de la Table Ronde qui sont le miroir d’une nouvelle société, celle de la fin du XIIème siècle: les femmes président aux tournois, les chevaliers cherchent leurs applaudissements, ils sont préoccupés de leur parure, de leur destrier, de leurs armes. Les relations sociales s’adoucissent. Est-ce l’influence des Croisades? La description des chevaliers du Graal, pour Schlegel, est une peinture idéale de l’ordre des Templiers. Et nous savons que la formation de cet ordre a été forcément influencée par la culture musulmane. Alors pourquoi pas le reste? Ou est-ce que cette évolution de la position de la femme n’est pas une évolution naturelle? Ou est-ce l’effet des poésies des Troubadours?
C’est là qu’interviennent tous les arguments repris dans la thèse de notre Irakien: il recherche méthodiquement les thèmes et motifs communs aux poètes arabes et aux trouvères provençaux et allemands. En Provence où cette poésie se développe entre la fin du XIème siècle et la guerre des Albigeois (qui entraîne un arrêt brutal), les grands noms sont Guillaume IX, duc d’Aquitaine (1071 - 1127), Bernard de Ventadour (voir n° 3157 Bernard de Ventadour, troubadour du XIIème siècle: Chansons d’Amour, édit. critique avec traduction, introduction, notes et glossaire par Moshé Lazar de l’Université hébraïque de Jérusalem, édit. Libr. C. Klincksieck, Paris, 1966), Arnaud de Marueil, Raimbaut de Vaqueiras, Peire Vidal et celui que Dante considérait comme le plus grand: Arnaut Daniel. Les motifs communs les plus importants sont: l’amour élève l’âme, l’amour anoblit l’homme; l’amour coup de foudre qui entre par les yeux qui sont aussi la porte de l’âme; l’amour qui est maladie, qui rend fou; la mort d’amour, le désir de demander grâce; l’amour depuis l’enfance; la rencontre de l’être aimé en rêve; l’impuissance devant l’amour; l’amour aimant; etc. Tous ces motifs étaient décrits dans une oeuvre célèbre de l’Espagne musulmane, le Collier de la Tourterelle, de Ibn Hazm al-Andalusî, mort en 1064, et qui était très certainement connue en Provence. Les arguments de notre thésard sont ceux adoptés par une majorité de spécialistes aujourd’hui. Ils sont d’autant plus probants que depuis un certain nombre d’années on y ajoute des comparaisons de rythme et de prosodie entre poésie hispano-arabe et poésie provençale qui semblent montrer que beaucoup de ces premiers troubadours qui hantaient les chemins de Compostelle connaissaient l’arabe et que la transposition n’était pas seulement thématique mais aussi musicale...
Et voilà, ces sacrés Arabo-Persans ne nous ont pas seulement apporté la science, la philosophie, la civilisation, ils nous ont même apporté l’amour!


(2002)

Note (2012) : Trois textes ont été tirés de la note ci-dessus et peuvent être téléchargés en mode PDF à partir de mon site Carnets dun dilettante (www.bibliotrutt.com) sous les titres suivants :

Le Livre des Rois de Ferdousi

Deux Persans de l'Âge d'or (Nizâmî et Gorgâni)

L'amour bédouin : Majnûn et Antar