Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 1 : Notes de lecture, 2: Littérature brésilienne, syncrétisme religieux afro-américain, esclavage

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(Jorge Amado et autres écrivains brésiliens: Gilberto Freyre, Mario de Andrade, Guimarâes Rosa, Machado de Assis, etc.; religions afro-brésiliennes: macoumba, vaudou; esclavage: Victor Schoelcher, Toussaint Louverture, the Underground Railroad américain, Harriet Beecher-Stowe).

1) n° 0902 Jorge Amado: Gabriela, girofle et cannelle. Edit. Stock, 1971.
2) n° 0903 Jorge Amado: Dona Flor et ses deux maris. Edit. Stock, 1972.
3) n° 0895 Jorge Amado: Les deux morts de Quinquin la Flotte. Edit. Stock, 1980.

Ces romans sont ceux qui ont fait le succès d’Amado. Humour, couleur locale, Bahia, Iléus la capitale du cacao, l’amour, les mulâtresses, les personnages extravagants. Tout ce que l’on aime chez lui. Le côté tragique, le côté social ont disparu ou se sont radoucis. Il faut dire qu’Amado va sur sa cinquantaine et qu’il est apaisé et reconnu dans le monde entier.

4) n° 0900 Jorge Amado: Tieta d’Agreste, Edit. Stock, 1979.
5) n° 0901 Jorge Amado: Tocaia Grande, Edit. Stock, 1985.

Ces romans écrits une quinzaine d’années plus tard renouent avec une veine plus dramatique. Amado n’est plus si gentil. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une critique sociale, non, c’est une constatation plutôt pessimiste concernant la nature humaine. Ce qui est intéressant dans Tocaia Grande c’est qu’Amado explique la manière de se faire des esclaves quand l’esclavage est aboli. Ce système utilisé par les colonels des plantations de cacao est strictement identique à celui décrit par B. Traven dans l’exploitation des Indiens du Chiapas par les propriétaires espagnols. On commence à vendre à crédit au travailleur qui arrive les outils dont il a besoin. On continue à lui vendre très cher, toujours à crédit, tout ce dont il a besoin pour se nourrir et se vêtir et on s’arrange pour que les salaires qu’il touche, quelquefois réduits par des amendes, soient inférieurs à ce qu’il lui faut pour se libérer de sa dette. Et s’il s’enfuit on le fait pourchasser et tuer par les sbires à la solde du colonel, en toute légalité, puisqu’il est devenu voleur en voulant fuir sa dette.

6) n° 0896 Jorge Amado: Terre violente. Edit. Nagel, Paris, 1946.
7) n° 0897 Jorge Amado: Les Chemins de la Faim. Edit. Temps Actuels-Edit. Français Réunis, Paris, 1981.
8) n° 0898/99 Jorge Amado: Les Souterrains de la Liberté. Edit. Messidor/Temps Actuels, Paris, 1984.
9) n° 2410 Jorge Amado: Le Chevalier de l’Espérance (Vie de Luis Carlos Prestes). Les Editeurs Français Réunis, Paris, 1949.

Ce sont là les écrits sociaux et polémistes de Jorge Amado. Il faut peut-être donner quelques indications concernant son parcours politique. Il est lui-même né dans une plantation de cacao. C’est là qu’il a connu tous ces hommes du peuple, nègres, mulâtres, cabras, journaliers agricoles qui devaient raconter toutes ces histoires du sertao, des bandits, des redresseurs de torts. Il s’enfuit à 13 ans de son collège, réussit à se faire placer dans un collège en externe et travaille dans un journal à partir de l'âge de 15 ans. Il publie son premier roman, Pays de Carnaval, déjà un cri de révolte, à l’âge de 19 ans. Puis Cacao, Sueur et enfin Bahia de tous les Saints, déjà un chef-d’oeuvre qui mêle réalisme et lyrisme. A 22 ans, à Rio, où il suit des études de Droit, il adhère à l’Alliance de Libération créée par le communiste Carlos Prestes. C’est l’époque de Vargas. Il fait de la prison plusieurs fois, doit s’exiler une première fois en Argentine puis, lorsque Vargas tombe, est élu député communiste de Sao Paulo. Mais le parti est très vite interdit et il doit s’exiler à nouveau en 1948, à Paris d’abord, en Russie ensuite.
Les Souterrains de la Liberté sont un roman staliniste (Amado le reconnaît lui-même). Il se passe surtout à Sao Paulo dans la résistance à Vargas mais décrit aussi une grande grève à Santos et un mouvement populaire à l’intérieur.
Les Chemins de la Faim mettent en scène les grandes migrations des gens du Nord-Est, ruinés par la sécheresse, vers Rio et les plantations de café de Sao Paulo.
Terre Violente, plus connu sous son titre brésilien, Terres sans Fin, est considéré comme le chef-d’oeuvre de cette période. Une épopée, celle des temps héroïques des premiers planteurs qui ont transformé la forêt vierge en cacaoyers avec tout ce que cela signifie de violence et de passion. Dans ses conversations avec Alice Raillard, Amado raconte que ce livre a été publié aux Etats-Unis à la suite d’un concours pour écrivains d’Amérique Latine organisé par MacMillan, concours d’ailleurs gagné par un très bon roman haïtien écrit par deux frères. Ce roman je l’ai, il s’agit de Canapé Vert des frères Marcellin (voir n° 2907 Philippe Thoby-Marcellin et Pierre Marcellin: Canapé Vert, Editions de la Maison Française, New York,1944). Un roman rempli de la magie du Vaudou et de houngans.
Le Chevalier de l’Espérance a été écrit en 1941 pour soulever l’opinion mondiale en faveur de Prestes qui était alors en prison, au secret. On a été particulièrement cruel avec lui, puisqu’on a livré sa femme Olga, une juive allemande, aux nazis qui l’ont fait mourir dans un camp de concentration. Amado fait de Prestes un véritable St. Georges, pourfendeur de monstres.

10) n° 0894 Jorge Amado: Conversations avec Alice Raillard. Edit. Gallimard, 1990.

Alice Raillard, sa traductrice et amie, est allée l’interviewer pendant 15 jours dans sa maison de Bahia. Le résultat est merveilleux. Merveilleux, parce qu’on découvre l’écrivain et l’homme, si simple, si sympathique, si brésilien que l’on ne peut qu’être heureux que l’homme et l’oeuvre se confondent si bien.


On découvre beaucoup de choses. D’abord sa fameuse fugue à 12 ans et demi. Elle a quand même duré 2 mois. Deux mois pendant lesquels il a traversé le sertao pour rejoindre son grand-père au Nord. Sans argent (à part l’argent de sa pension au départ) il arrive à être toujours nourri, hébergé, transporté. Quand on pense qu’il a vécu en symbiose avec le peuple dans sa plantation de café puis dans sa traversée du sertao puis en tant que journaliste à Bahia où il s’occupait d’abord des chiens écrasés, on comprend mieux qu’il est dans cette population comme un poisson dans l’eau.
On découvre également l’importance qu’il donne aux Noirs du Brésil, à leur culture, à leur influence sur la culture brésilienne et même sur l’unité du Brésil, cette moitié d’un continent. Il est d’ailleurs membre reconnu dans une religion afro-brésilienne, le candomblé du cabocle (c’est la religion de Bahia). Il est même Obé, c.à d. ministre du culte des Yorubas et de leur Dieu de l’orage. Il dit que le racisme n’existe pas chez le peuple du Brésil, et c’est vrai, je m’en suis rendu compte moi-même, en me baladant à Rio comme dans notre usine. Le racisme existe chez certains intellectuels et membres de la haute bourgeoisie. Et l’un de ceux qui leur a apporté ses idées c’est un ancien ambassadeur de France, le comte de Gobineau dont l’essai sur l’inégalité des races a eu aussi quelques suites de l’autre côté du Rhin.
Enfin on s’aperçoit combien Amado s’est impliqué dans la politique. Il était vraiment proche des communistes, du moins des communistes brésiliens jusqu’à la chute de Staline ou au moins jusqu’au procès d’Arthur London qui était son ami et dont il ne pouvait croire qu’il était coupable. Après, il s’en est éloigné, bien sûr, et son roman Gabriella marque la rupture, même s’il ne veut pas vraiment le reconnaître. La plupart de ses amis étaient du même bord. Il semble avoir beaucoup aimé Anna Seghers, était très proche du Chilien Neruda et du Portugais Ferreira de Castro qui avait écrit ce roman, La Selva, sur les Seringueros d’Amazonie traduit en français par Blaise Cendrars. Ferreira de Castro a d’ailleurs écrit un autre roman merveilleux, Les Brebis du Seigneur (voir n° 0943 Ferreira de Castro: Les Brebis du Seigneur, Club Français du Livre, 1950) qui conte la grande misère des ouvriers du textile dans le nord du Portugal à une époque toute proche, les années 40. Amado a même connu et édité au Brésil un communiste américain, Howard Fast, dont je n’ai entendu parler que récemment (c’est mon frère Pierre qui m’a offert son dernier livre, Mémoires d’ un Rouge, où il raconte le temps du MacCarthysme, un véritable fascisme et sa traversée du désert, toute publication lui étant interdite. Il était pourtant l’auteur de Spartacus!).
Là où Amado est particulièrement savoureux c’est quand il parle du processus de la création. L’histoire de Dona Flor et de ses deux maris mérite d’être contée. D’abord cela part d’un fait réel. Une femme dont lui parle un ami spiritiste et qui voit son défunt mari qui cherche à coucher avec elle ce qui lui crée un terrible cas de conscience. Puis l’histoire fait son chemin dans son subconscient jusqu’au moment où quelque incident déclenche le processus de création littéraire. L’histoire démarre, la veuve est mariée à un commerçant respectable, son défunt mari est un vagabond. Celui-ci la poursuit de ses avances mais elle résiste, elle est pudibonde, elle ne veut pas tromper son deuxième mari. Et puis c’est là où le personnage prend sa liberté. Un matin la cousine d’Amado passe. Ils parlent du livre. Amado lui dit qu’elle a commandé un Eba pour chasser son défunt mari pour qu’il ne revienne jamais mais qu’elle va probablement le suivre dans sa mort. Et puis le personnage change de nouveau d’avis. Elle rappelle son défunt mari chassé par l’Eba, couche avec lui en tout spiritisme tout honneur puis son nouveau mari entre dans sa chambre et elle couche avec lui aussi et tout rentre dans l’ordre. Le lendemain la cousine d’Amado passe. «Tu sais, lui dit Amado, c’est une vraie dévergondée, la Flor. Maintenant elle s’est arrangée. Elle couche avec les deux». On dirait du Pirandello.

11) n° 0922 Gilberto Freyre: Terres du Sucre (Nordeste), édit. La Croix du Sud, Gallimard, 1956.
12) n° 0923 Gilberto Freyre: Maîtres et Esclaves (Casa Grande y Senzala), édit. La Croix du Sud, Gallimard, 1952.

On voit ici pour la première fois apparaître cette fameuse collection de La Croix du Sud qui aura tant fait pour nous faire aimer la littérature latino-américaine dans son ensemble. C’est Roger Caillois qui la dirigea. Je ne sais plus si c’est lui ou si c’est Roger Bastide, l’ethnologue, qui est d’ailleurs le traducteur de la Casa Grande, et qui a écrit une belle étude sur la religion afro-brésilienne, qui a séjourné au Brésil pendant la deuxième guerre mondiale. En tout cas tous les deux connaissaient très bien le Brésil et y étaient particulièrement attachés.
La véritable terre du sucre commence au nord de Bahia. Les centres sont Recife, Maceio (où notre société Fives-Lille, le roi de la sucrerie, avait sa filiale), Pernambouc qui est au coeur de l’ensemble. C’est la terre de l’argile collante, riche et profonde. (D’après le Père Labat, la canne y mûrissait en 3 mois au lieu de 16 à 18 à la Martinique !). Ne pas confondre avec le Nord-Est sablonneux où règne la sécheresse et qui fournit les fameuses bandes d’émigrants, de mystiques et de bandits. Ne pas confondre non plus avec le terre du cacao chère à Amado (Ileus - Bahia).
Gilberto était né en plein milieu de cette terre, en 1900, à Recife. Et a fait ses études à Pernambouc et puis aux Etats-Unis auprès du prestigieux Franz Boas, le grand ethnologue et linguiste américain. Mais Gilberto Freyre n’était pas seulement un ethnologue et un sociologue, c’était aussi un très grand écrivain.
Pour Amado «la Casa Grande y Senzala est réellement le livre brésilien qui nous conte le plus de choses sur notre identité, sur la formation de la nation brésilienne et la manière dont elle s’est opérée. Son livre est fondamental pour notre vie».
Impossible de résumer un livre aussi fondamental. Notons simplement l’importance donnée au sexe, à l’intimité de la vie à la Grande Case, à cette fusion entre races qui en a été la conséquence et qui est la seule explication possible de cette absence de racisme dans un pays qui a été pourtant de très loin le dernier à abolir l’esclavage (1888). Et encore cela a coûté la couronne au dernier empereur!

13) n° 2529 Mario de Andrade: Macounaïma, édit. Stock - Unesco, Paris, 1996.
14) n° 0915 Euclides da Cunha: Hautes Terres (La Guerre des Canudos), édit. Métailié, Paris, 1993.
15) n° 2509 Joâo Guimarâes Rosa: Sagarana, édit. Albin Michel Paris, 1997.
16) n° 0938 Joâo Guimarâes Rosa: Diadorim, édit. Albin Michel, Paris, 1991.


Mario de Andrade est l’un des grands écrivains brésiliens (1893 - 1945) et Macounaïma considéré comme l’oeuvre phare. Très marqué par les légendes et mythologies indiennes, luxuriant, foisonnant. Trop à mon gré.
Euclides da Cunha est un autre classique de la littérature brésilienne, né à Rio en 1866, il est tué en 1909 par l’amant de sa femme. Hautes Terres (os Sertôes en brésilien) raconte la rébellion de paysans dans un endroit appelé Canudos quelque part dans le Nord-Est et dirigée par un mystique qu’on va revoir plusieurs fois dans l’oeuvre d’Amado: Antonio Conselheiro. On dit que le livre a le souffle de l’épopée. Je trouve qu’il fait surtout reportage de guerre. En plus on a l’impression qu’Euclides da Cunha n’y comprend rien. Et il est contre le métissage au Brésil!
Non, le plus intéressant chez lui c’est sa propre vie, un vrai roman-photo. Sa femme le trompe pendant qu’il est en mission en Amazonie. Elle a un enfant de son amant. Da Cunha le reconnaît et ne veut rien savoir. L’enfant meurt aussitôt. Puis elle a un deuxième enfant de son amant, tout blond, alors que les da Cunha sont tous bruns. Finalement sa jalousie prend le dessus et il va chez l’amant, lui tire dessus ainsi que sur son jeune frère qu’il blesse au cou. L’amant lui tire dessus à son tour et le tue. Beaucoup d’années plus tard son fils aîné est assassiné en Amazonie mais on ne retrouve jamais son corps. Son deuxième fils, une fois adulte, veut venger son père, tire sur l’amant, l’amant le tue aussi (le fils après le père). Sa mère continue néanmoins à vivre avec l’amant qui devient général puis la trompe à son tour. Le jeune frère de l’amant devient footballeur célèbre puis la blessure au cou s’aggrave, il devient hémiplégique, puis syphilitique, en perd la raison et se suicide. Merveilleux, non?
Guimarâes Rosa, lui, est né dans le Minas, en 1908. Il est médecin puis diplomate, ambassadeur du Brésil en Allemagne, en France et en Colombie, parle toutes les langues et est d’ailleurs un véritable érudit en linguistique. Ses nouvelles (Sagarana), oeuvre de jeunesse, nous font découvrir une autre région du Brésil: le Minas Gerâes. Mais pour Diadorim je suis d’accord avec les Brésiliens. Ce livre-ci est un vrai chef d’oeuvre. «Guimarâes Rosa a écrit un roman ambigu, multiple, destiné à durer, difficilement saisissable dans sa totalité, trompeur et fascinant comme la vie immédiate, profond et inépuisable comme la réalité elle-même». C’est Mario Vargas Llosa lui-même qui le dit dans sa préface à Diadorim.

17) n° 0905 Machado de Assis: Quincas Borba, édit. Nagel, Paris, 1955.

Machado de Assis était un métis, un vrai Carioca, né en 1836. Sa vie n’avait rien de brillant: fonctionnaire, marié avec une femme plus âgée que lui, épileptique, il aura peur jusqu’à la fin de sa vie de devenir fou. Pourtant toutes ses oeuvres de sa première période sont romantiques. Amado dit qu’il n’avait pas d’humour à 20 ans. Chez lui l’humour apparaissait quand il allait sur ses 50 ans. Machado a écrit Quincas Borba à 56 ans. C’est dire que son humour était au top. Même s’il était devenu un peu grinçant. C’est son chef-d’oeuvre.

18) n° 0942 Marcio Souza: Mad Maria, édit. Belfond, Paris, 1986.

C’est un écrivain de la nouvelle génération. Il est né en 1946 à Manaus. Mad Maria c’est le nom de la locomotive qui en 1911 avance mètre par mètre dans la forêt vierge. La ligne de chemin de fer qui était prévue pour transporter le caoutchouc de l’Amazonie n’en transportera jamais. Dès 1912 le monopole est perdu. Les Anglais avaient volé les plants. Le caoutchouc va se développer dans les grandes plantations de Malaisie, d’ Indonésie, du Vietnam. La ligne de chemin de fer fonctionnera encore un certain temps, entre deux gares, pour les touristes. Et puis les rails vont rouiller comme la vieille Maria et la forêt vierge recouvrira le tout. Les Chinois, les Barbadiens, les Allemands et tous les autres seront morts pour rien.

19) n° 1815 Arthur Ramos: Le métissage au Brésil, édit. Hermann et Cie, Paris 1952.
20) n° 2719 Roger Bastide: Les Religions africaines du Brésil, édit. Presses Universitaires de France, Paris, 1960.

Ce sont deux médecins qui ont été les premiers à étudier candomblé et macoumba: Nina Rodrigues et Oscar Freire. Le plus important était Nina Rodrigues. Il a d’ailleurs fini par devenir professeur et Arthur Ramos était son élève. Il a étudié tout particulièrement la transe extatique et a été le premier à mettre en lumière le syncrétisme religieux entre les dieux africains et les saints catholiques (dès 1900). Arthur Ramos, encore un médecin légiste, devait consacrer toute sa vie à l’étude des civilisations africaines du Brésil (il meurt en 1951). Mais Ramos, lui, a l’esprit beaucoup plus ouvert. Il est antiraciste. Pour lui il n’y a pas de civilisations supérieures ou inférieures mais une relativité des cultures. Il étudie le métissage d’une manière scientifique et prouve qu’on ne saurait en aucune manière parler de dégénérescence.
Il fustige tout particulièrement Euclides da Cunha dont l’éloquence a des élans bien regrettables: «Le mélange des races est presque toujours fâcheux. Même quand l’influence d’une race supérieure agit sur le produit, les stigmates de la race inférieure ressortent fortement. Le métis est presque toujours un dégénéré». Il attaque même le climat du Brésil: «Dans le climat tropical, le type humain dépérit dans un affaiblissement continuel qui se transmet à la descendance jusqu’à son extinction totale». Bel avenir pour le Brésil!
Ramos s’attaque aussi à celui que Blaise Cendrars dit être son meilleur ami: Paulo Prado qui a écrit Retrato do Brasil, «un essai sur la tristesse brésilienne». Il parle de «l’Indien sensuel, animal lascif», de «nègres vicieux, de mulâtres dégénérés». Le peuple brésilien serait triste à cause de la luxure et de la convoitise.
Je m’inquiète pour Blaise Cendrars qui tient la Guerre des Canudos pour le plus grand livre brésilien et Paulo Prado, le Pauliste, pour son meilleur ami. Il reconnaît, il est vrai, dans ses commentaires à un livre de photographies du Brésil dues à Jean Manzon (n° 0333 Blaise Cendrars - Jean Manzon: Le Brésil, Les Documents d’Art - Monaco 1952 ): «que tous les deux ont été influencés par les théories aryennes du champion de la race blanche alors en vogue, le Comte de Gobineau, cet ambassadeur de France qui ne se consolait pas d’être en exil à Rio de Janeiro».
C’est en 1538 que les premiers esclaves nègres sont arrivés au Brésil. On apprend au passage que le fameux Las Casas qui a été un des rares Espagnols à protéger les Indiens, a été de ceux qui ont proposé qu’on importe des esclaves nègres! Pendant plus de 3 siècles l’importation d’esclaves n’a jamais cessé jusqu’à l’abrogation de l’esclavage en 1888. En 1890 a été décidée la destruction de tous les documents relatifs à l’esclavage. Difficile dans ces conditions de connaître avec précision l’origine ethnique des Noirs. On sait qu’en 1840 ils représentaient presque la moitié de la population totale. Quant à leur origine on sait qu’il y des groupes soudanais: Yorouba du Nigeria et Fon du Dahomey (d’ailleurs à Bahia ce sont les dieux Yorouba qui apparaissent le plus souvent dans le candomblé). Certains parmi eux islamisés (Peuls, Haoussa et les fameux Mandingues), difficiles à dominer (je me souviens d’un roman populaire qui se passe dans le sud des Etats-Unis où un magnifique Mandingue après avoir séduit la femme du planteur est jeté vivant dans une marmite d’eau bouillante), et des groupes bantous (Angola - Congo). Les premiers Européens se métissèrent très rapidement avec les Indiens et les Noirs. Il y avait un manque patent de femmes. Ramos affirme que les Portugais se sont montrés tolérants dans leurs relations inter-raciales. Ce qui n’était pas le cas des Allemands (il paraît que Kant déjà en 1775 dans un mémoire sur les différentes races humaines écrivait que «le mélange des races n’est pas favorable à l’espèce humaine et provoque la diminution graduelle de ses qualités») et encore moins des Anglo-Saxons. Chez eux, depuis l’origine, des black codes interdisaient le mariage entre Blancs et Nègres (d’ailleurs au moment où Ramos écrit son étude, en 1950, il y avait encore 30 Etats américains qui interdisaient ce mariage inter-racial!) Notre Code Noir à nous interdisait le concubinage mais non le mariage. Ce n’est qu’en 1724 que Louis XV l’a interdit même avec des mulâtresses. Mais chez nous on s’est arrangé. Le Brésil, lui, n’a jamais eu de code noir!
Difficile d’échapper à la vue des bougies allumées lorsqu’on se promène dans Rio. J’en ai vu en plein centre à l’entrée du tunnel qui mène vers Copacabana mais c’est surtout sur la plage en bord de mer qu’on peut les voir le soir: un petit creux dans le sable, une bougie qui se consume au vent, un cigare entamé, un peu de cajas, quelques fleurs. Vous demandez à celui qui vous accompagne: Qu’est-ce que c’est? Oh, c’est la macoumba. Les Blancs, au Brésil, sont d’ailleurs eux-mêmes, très sensibles à la magie, à la divination, à la superstition. Celui qui contrôlait la partie financière de la filiale brésilienne de notre entreprise luxembourgeoise était un Allemand, Directeur financier de la Belgo-Mineira, la filiale de l’Arbed. Sa femme était une Brésilienne de Santa Catarina, la région du charbon qui parle entièrement allemand, suite à une ancienne importation groupée de main d’oeuvre qui a réussi à conserver langue et coutumes de leur patrie d’origine. Elle était avocate. Ils habitaient tous les deux à Nitéroï de l’autre côté de la baie de Rio. Quand nous restions pour le week-end à Rio avec Jacques, mon Président de l’époque, nous allions en général passer le dimanche chez eux. Le grand pont qui enjambe aujourd’hui la baie n'existait pas encore. On prenait le bateau avec Paul le Luxembourgeois. De l’autre côté l’Allemand nous attendait. On allait se baigner. Il y avait toujours des rouleaux terribles. Un jour j’ai bien failli y passer, un rouleau me prenant par les pieds, me cognant la tête contre le fond, et moi ne sachant plus faire la différence entre le haut et le bas. Et puis on rentrait chez l’Allemand. Il mettait du charbon de bois dans une vieille brouette, attisait le feu avec un sèche-cheveux qu’il appelait un Foehn comme on appelait cet appareil dans ma jeunesse (était-ce une marque ou l’appelait-on ainsi simplement à cause du vent chaud qui nous venait des Alpes au printemps et qui rendait fou?) et puis mettait à griller de merveilleux morceaux de barbaque pendant qu’on patientait en dégustant une caïpirinha après l’autre... et que sa femme l’avocate, l’intellectuelle, la germano-brésilienne nous racontait des histoires de divination, d’ensorcellement et puis surtout celles de la Déesse de la Mer, à laquelle devait être réservée la meilleure chambre dans tous les grands hôtels du bord de mer. L’Allemand et le Luxembourgeois écoutaient en silence, pensant probablement comme Goethe, qu’il y a beaucoup de choses entre ciel et terre, etc.
Bastide est d’abord sociologue avant d’être ethnologue et historien des religions. Ce qui l’intéresse donc d’abord dans les religions afro-brésiliennes c’est la façon dont les différents facteurs sociaux les ont fait évoluer.
D’abord comment la culture africaine a-t-elle pu se perpétuer. Pour Bastide c’est la grande plantation, celle du Nord-Est sucrier qui l’a permis. Nombre d’esclaves trop important pour que des relations s’établissent avec le maître. Dans la masse des Noirs sont noyés des chefs, des initiés. On autorise les fêtes le dimanche ou les jours fériés. Cela augmente l’excitation sexuelle donc la production de petits esclaves, ce qui arrange le maître. Mais pour les Noirs cela permet de conserver les rites, à l’insu des Blancs et de l’Eglise. Bientôt la Vierge et les Saints ne seront plus que les masques des dieux africains (orisha ou vodouns). L’Eglise aurait bien voulu récupérer les âmes de tous les esclaves mais les maîtres en général n’en avaient cure et ne faisaient aucun zèle dans l’évangélisation des Noirs. D’où de nouveau une certaine liberté. L’Eglise contre-attaque en organisant des confréries (en général autour des Saints) mais comme les Noirs continuent à parler leur langue, le contrôle de l’Eglise sur les confréries laisse à désirer. Elles ont donc pu servir de refuge à des croyances moins orthodoxes ou se transformer en candomblés le soir... Donc les religions africaines survivent mais se transforment. Elles deviennent défense du Noir. Les Dieux qu’on conserve sont ceux de la guerre (Ogoum), de la justice (Shango), de la vengeance (Egoum). On se réfugie dans la magie.

21) n° 2721 Alfred Métraux: le Vaudou haïtien, édit. Gallimard, Paris, 1958.
22) n° 3019 Jean Kerboull: Le Vaudou, Magie ou Religion ? Edit. Robert Laffont, Paris, 1973.

Métraux est plus ethnologue que Bastide. Son étude est très scientifique et englobe tous les aspects: cérémonies, croyances, magie et même les zombies. Sur ce dernier point on reste sur sa faim. Pourtant un beau sujet. J’ai lu quelque part qu’un chercheur américain a découvert que le poison que les sorciers haïtiens utilisaient pour mettre un individu en catalepsie (pour le déterrer après et le conserver comme esclave hébété et abruti) provenait du fameux poisson-lanterne (le Fugu) que les Japonais adorent déguster (probablement, même certainement, à cause du danger) dans les restaurants spécialisés dont les cuisiniers savent enlever avec beaucoup de dextérité le foie ou je ne sais plus quelle glande qui contient le fameux poison (aux Etats-Unis il leur faudrait une sacrée bonne assurance pour faire ce métier).
Ce qui différencie Haïti du Brésil c’est le fait que le pays est devenu indépendant dès 1791 à la suite de la révolte de la population noire et du massacre des Blancs (conséquence de notre propre Révolution) et de l’absence pendant une bonne partie du 19ème siècle de l’Eglise catholique officielle. D’ailleurs avant l’Indépendance elle n’était pas très présente non plus. Les Maîtres des plantations n’avaient pas envie d’avoir des prêtres sur leurs terres qui auraient pu critiquer leurs turpitudes sexuelles et leur cruauté. Et puis la religion catholique a quelque chose d’égalitaire. Tout ceci avait deux effets: d’une part les religions africaines pouvaient continuer à se développer sans contrainte mais par ailleurs il n’y avait plus ni rois ni initiés qui arrivaient d’Afrique. La religion dégénère. A part cela on a comme au Brésil identification des dieux (appelés ici loas au lieu d’orishas) avec les Saints de l’Eglise catholique. En fait il n’y a pas identification mais représentation des loas par les chromos des Saints.
Métraux fait également une étude détaillée des transes et montre que chaque loa est représenté par une forme de transe différente.
Jean Kerboul est passé par le séminaire breton spécialisé Saint-Jacques-en-Haïti. Il étudie longuement les campagnes (alors que Métraux avait étudié le Vaudou en ville) et apporte surtout énormément d’anecdotes, d’histoires d’ensorcellements et de magie. Mais - et c’est lui qui le dit - n’en avons-nous pas eu autant dans le temps dans nos campagnes françaises ? Moi-même je me souviens que dans ma jeunesse on allait voir un rebouteux qui faisait craquer les os de votre squelette en racontant en même temps des histoires de possessions, d’apocalypses selon Saint-Jean brûlées dans la cheminée, des cris des diables enfuis, etc.

23) n° 2379 Eugène Revert: La Magie Antillaise. Edit. Bellenand, Paris, 1951.

Revert était plutôt géographe (et docteur ès lettres). Il a d’ailleurs écrit une volumineuse géographie physique et humaine de la Martinique (n° 2842 Eugène Revert: La Martinique, Nouvelles Editions Latines, Paris, 1949). Arrivé en 1927 à la Martinique il en est tombé amoureux. Son livre sur la magie répète lui aussi beaucoup d’histoires de sorcellerie, de magie, de charmes, de contre-charmes, de revenants, etc. Plus rien sur les cérémonies Vaudou encore que le terme est connu en Martinique ainsi que celui de loas. Il en allait probablement différemment du temps du Père Labat qui disait: «Les nègres font sans scrupule ce que faisaient les Philistins en mettant Dogon dans l’Arche. Ils conservent secrètement toutes les superstitions de leur ancien culte idolâtre avec les cérémonies de la religion chrétienne».
Les Français sont arrivés en 1635 et les esclaves noirs dès 1650. Il y avait encore des Indiens Caraïbes au moment de l’arrivée des Français. Mais ils ont été vite exterminés. Il paraît pourtant qu’il subsiste quelque chose des Caraïbes (ou des Arawaks? Les Caraïbes les avaient eux aussi exterminés mais avaient gardé leurs femmes) dans les légendes martiniquaises: le Lapin qui n’a rien d’Africain mais est un personnage éminent des mythologies indiennes de l’Amérique du Sud...

24) n° 2646 Ruby F. Johnston: The Development of Negro Religion. Philosophical Library, New-York, 1954.

Ce livre est surtout une étude de «l’émotionalisme» présent dans les religions protestantes noires aux Etats-Unis. L’introduction des esclaves en Amérique du Nord a débuté dès 1500, s’est développé d’abord dans le Sud et n’a été officialisé en Virginie qu’en 1619, au Massachussets qu’en 1641 et à New-York qu’en 1650. Comme à Haïti et en d’autres endroits les planteurs américains se sont opposés à ce que les esclaves soient baptisés. On avait peur qu’un baptisé ne puisse être maintenu comme esclave (encore que la Virginie en 1667 décidait que le baptême ne changerait rien à l’état d’esclave) et que l’étude de la Bible donnerait des idées aux Noirs. Ce sont les méthodistes et les baptistes, des religions de pauvres, qui commenceront à convertir les Noirs au christianisme au courant du 18ème siècle. Mais dès le début du 19ème, les églises épiscopales, méthodistes et baptistes se divisent en pro- et anti-esclavagistes. Et puis les idées bougent. Les Anglais abolissent la traite (dont ils ont pourtant amplement profité après avoir éliminé les Espagnols) en 1806 et l’esclavage en 1833. Les Quakers de Pennsylvanie y étaient opposés depuis longtemps, les gens de Boston aussi (voir l’Underground Rail Road) et puis vient la Guerre Civile et l’abolition par Lincoln en 1862 et les amendements à la Constitution faits au profit des Noirs en 1865, 1868 et 1870.
La religion animiste a dû se maintenir en Amérique du Nord jusqu’au 19è siècle puisque l’évangélisation y était en retard comme ailleurs. Mais on n’en entend pas parler ultérieurement (il faudrait trouver l’ouvrage de Niles Puckett: Folk beliefs of the Southern Negroes cité par R. Bastide).
Mais ce qui est certainement un reste des religions africaines c’est l’émotion avec laquelle le Noir américain semble vivre sa religion et qui se traduit par l’importance prise par le chant et la danse dans ses cérémonies. Cette attitude a pu se développer d’autant plus facilement que toutes les églises sans exception ont rapidement séparé les églises des Blancs (en général à la demande des Blancs) des églises des Noirs. Alors bien sûr certains éléments émotionnels sont d’origine chrétienne: les Méthodistes faisaient appel à la joie (dans l’annonce de la Bonne Nouvelle, traduction du Grec Evangile) et aux exhortations emportées (abandonnez Satan et ses oeuvres). Je me souviens encore de mon ébahissement quand un dimanche matin, à Johannesbourg, je vois à la télévision la retransmission d’une cérémonie protestante - c’était après la fin de l’Apartheid - où l’on voyait Blancs et Noirs mélangés, pasteurs et leurs ouailles, sauter et crier: halleluya, halleluya... Ils utilisaient la menace aussi (émotion également). Car une fois les Noirs baptisés, il fallait les discipliner et les menacer des feux éternels pour qu’ils se tiennent tranquilles. Il y a d’autres éléments émotionnels encore qui viennent de la tension sociale, avant et après l’abolition (car la vie n’était pas beaucoup plus facile après). Et les réactions émotionnelles dans un contexte social sont aussi une libération du stress, de la tension, de l’impression d’être déplacé, sans espoir. Voyez les magnifiques Negro-Spirituals:

Nobody knows the trouble I see....
Sometimes I feel like a motherless child. I’m a long way home....
Swing low sweet chariot, coming for to carry me home....

Et puis l’émotion, c’est aussi l’élévation mystique, la relation avec Dieu. Et on revient aux transes des candomblés ou des vaudous...

25) n° 2277 Victor Schoelcher: Esclavage et Colonisation, édit. Presses Universitaires de France, 1948. Introduction par Aimé Césaire.

On ne peut quitter le Brésil et les Antilles sans parler de l’esclavagisme. Et d’abord de ce qui s’est passé en France à ce sujet. La première abolition a été votée le 4 février 1794. Aimé Césaire appelle cela une farce. Probablement parce que rien n’a suivi. Et pourtant il y a bien eu abolition puisque Napoléon rétablit l’esclavage quelques années plus tard. L’Eglise catholique a fait défaut, c’est clair. Rien de comparable aux efforts faits par les Quakers et d’autres églises protestantes en Angleterre. Mais nos philosophes l’ont dénoncé. L’abbé Raynal aussi, avec beaucoup de fureur. L’abbé Grégoire, qu’on a récemment mis au Panthéon, aussi bien sûr. Des gens comme Tocqueville, comme Broglie l’ont combattu. Mais ce sont l’énergie incroyable et la conviction inébranlable de Victor Schoelcher qui seules ont fait bouger les choses.
Victor Schoelcher est né à Paris d’un père alsacien qui était venu s’installer rue Grange-Batelière pour fabriquer des porcelaines. Mais le fils n’a pas dû beaucoup s’intéresser aux affaires de son père. Dès 1830 au retour d’un voyage au Mexique et aux Antilles il commence à s’occuper sérieusement de la question des Noirs et devient journaliste libéral. Dès lors il ne finit pas de mener son combat.
Après la révolution de février 1848 il rentre du Sénégal le 3 mars et obtient dès le 4 mars un décret du ministre Arago (le savant chimiste, lui-même abolitionniste) qui institue une commission (Président V. Schoelcher) pour préparer l’émancipation immédiate des esclaves. La commission se réunit dès le lendemain et travaille jusqu’en juillet. Dès le 27 avril 1848 le décret d’abolition est publié. Il donne deux mois pour l’application. Dès le mois de mai les esclaves à la Martinique commencent à se révolter. L’esclavage est aboli officiellement le 23 mai 1848 à la Martinique. Un peu plus tard à la Guadeloupe.
Si V. Schoelcher n’avait pas continuellement poussé pour faire passer ses textes immédiatement et attendu la réunion de la Constituante, l’abolition ne serait probablement jamais passé. Trop de forces économiques étaient contre. D’ailleurs trois ans plus tard on avait un nouveau Napoléon. Et lui était contre aussi mais n’a pas osé rétablir l’esclavage même s’il a expulsé Schoelcher dès 1852 (réfugié en Angleterre il n’est revenu qu’en 1870).
Pendant les travaux de la Commission il a eu des paroles admirables: on parle des droits de propriété (des planteurs), Schoelcher déclare «on expropriera pour cause d’utilité morale!», «Il n’y a pas de droit contre le droit». On dit que les colonies ne peuvent exister qu’avec l’esclavage. Il répète une parole de Robespierre: «Périssent les colonies plutôt qu’un principe!» C’est pas beau ça?
Athée mais pas anticlérical, il a aussi fustigé l’Eglise: «Quelle chaire a retenti d’anathème contre le brigandage de la traite et contre la corruption de la population nègre des Antilles?» «Où est la charité du Fondateur?», «Le clergé catholique a perdu l’ardent amour du prochain», «Il n’y a pas de bons prêtres aux colonies. Ils acceptent tous le fait esclave».
On reproche aujourd’hui à l’Eglise de ne pas s’être opposée ouvertement à Hitler sur le sort des Juifs. Mais est-ce que l’Eglise a plus bougé dans le passé sur le problème de l’esclavage ou de l’ethnocide des Indiens ? Et pourtant le Christ avait proclamé comme première loi «Aimez votre prochain comme vous-même». Une fois de plus l’institutionnalisation tue l’idée fondatrice. L’ordre, l’organisation, le pouvoir tuent tout. Les anarchistes sont les seuls à avoir raison.
Abolitionniste, anti-bonapartiste, républicain, athée, fidèle à ses idées et à son combat jusqu’à sa mort à 89 ans, Victor Schoelcher a tout pour me plaire. En plus il est laïque avant le petit père Combes: «L’instruction doit être gratuite, obligatoire et laïque. L’instructeur laïque est indépendant. Dans son école les enfants appartenant à tous les cultes: juifs, catholiques, protestants, mahométans, libres-penseurs reçoivent une éducation qui ne peut blesser aucune croyance religieuse, aucune conviction de morale indépendante. Là est la vraie liberté qui, tout en laissant le rabbin enseigner sa foi dans sa synagogue, le prêtre dans son église, le pasteur dans son temple, l’uléma dans la mosquée, laisse l’Etat souverain maître dans son domaine séculier». Avions-nous déjà autant d’islamistes du temps de Schoelcher?

26) n° 2093 Victor Schoelcher: Vie de Toussaint-Louverture, édit. Paul Olendorff, Paris, 1889.

Schoelcher était fasciné par Toussaint. Pourquoi? Je ne sais pas. Peut-être parce qu’il a montré ce qu’un Noir qui a été esclave jusqu’à l’âge de 50 ans pouvait réussir à faire. Et surtout à tenir tête à Napoléon. La suite de l’histoire de Haïti, ex-Saint Domingue n’a pas été brillante. Une suite sans fin de tyrans en général Métis en bagarre avec les Noirs.
La plupart des gens ignorent que Saint-Domingue était la perle des Antilles françaises. A la Martinique j’ai entendu dire que dans les arrivages de nègres, le premier choix était pour Saint Domingue, le deuxième pour la Martinique et le troisième pour la Guadeloupe (cela fait partie des gentillesses qu’on se balance entre îles). Au moment de la Révolution française il y avait 30 000 Blancs (colons et Petits Blancs), 30 000 affranchis Noirs et surtout mulâtres et 700 000 esclaves essentiellement noirs. C’est dire la puissance et la richesse des colons. Tellement puissants qu’ils crurent pouvoir prendre leur indépendance au moment de la Révolution. Mais les Noirs se révoltèrent eux aussi et massacrèrent les Blancs. C’est après de nombreuses péripéties (intervention des Espagnols, qui occupaient les deux tiers de l’île, des Anglais aussi, formation de bandes, etc.) que Toussaint-Louverture monte graduellement en puissance et collabore avec la Constituante. Jusqu’au moment où Bonaparte devient Premier Consul et veut (en 1801) faire revivre les lois (c. à d. l’esclavage) dans les colonies. Il y envoie son beau-frère Leclerc avec 23 000 hommes «Quel malfaiteur cet homme!», dit Schoelcher, «Chaque fois qu’on lit une page de l’histoire de la fin du 18ème et du début du 19ème siècle qu’il a rempli de son nom, on y découvre quelques raisons de plus de le haïr et de le mépriser. Son règne a fait reculer notre pays de 100 ans. Rien ne pourra l’absoudre d’avoir abusé des prodigieuses victoires qu’il a remportées avec les armées françaises, jusqu’à amener deux fois nos ennemis victorieux à Paris. Il a fait du mal à la France même encore après sa mort car sa mémoire est responsable de l’empire d’un Louis-Napoléon qui a fini dans le colossal effondrement de Sedan». Une fois de plus je suis en plein accord avec Victor.
Toussaint finit par faire la paix avec Leclerc. Celui-ci le fait saisir par trahison un peu plus tard et l’envoie en France. Il meurt de froid dans une forteresse en plein milieu du Jura en 1803. Mais à St. Domingue l’histoire continue. Leclerc cherche à rétablir l’esclavage. (Un décret paru le 20 mai 1802 à Paris avait rétabli l’esclavage et la traite). Les Noirs se soulèvent. La lutte devient féroce. Le général Rochambeau envoie à un de ses collègues des chiens bouledogues: «Il ne vous sera passé aucune dépense pour la nourriture de ces chiens. Vous devez leur donner des nègres à manger». Finalement le corps expéditionnaire est décimé et jeté à la mer et la République d’ Haïti est proclamée le 1er juillet 1804.

27) n° 1881 Théodore Canot: Confessions d’un négrier, édit. Payot, 1993.

C’est Michel Le Bris qui a retrouvé ce texte il y a quelques années en fouillant dans les archives de Vincennes, texte qu’il avait connu enfant mais pris pour une histoire inventée. En fait il ne nous apprend pas beaucoup plus que ce que nous savions déjà. Et en particulier grâce au très artistique et très minutieux auteur des Passagers du Vent: Bourgeon. Les nègres tous entièrement nus, enchaînés par les pieds (du moins les hommes), entassés comme des sardines, couchés sur des planches de bois. Canot prétend les soigner, plus par esprit de lucre que par humanité, mais Schoelcher et beaucoup d’autres estiment que la perte à chaque voyage était d’au moins 25 %. L’histoire de Canot se passe entre 1820 et 1840. Or l’Angleterre avait déjà interdit la traite en 1806 et la plupart des puissances occidentales en 1815 (sauf le Portugal qui l’autorisait dans l’hémisphère Sud). Mais comme disent les douaniers anglais: on ne peut supprimer aucun trafic s’il rapporte plus que 30 %. C’est encore valable aujourd’hui avec la drogue. Et ce qui est amusant, c’est que comme les bateaux négriers étaient les plus beaux, les plus rapides, les plus racés de tous les voiliers de l’époque, aujourd’hui encore - les douaniers des Iles Roques, au large de Caracas où nous faisions du charter, nous l’ont raconté - les contrebandiers de Colombie qui y font escale utilisent des bateaux ultra-rapides et bien équipés en armes, des cigares, qu’aucun douanier - fût-il américain - et surtout pas vénézuélien - n’est capable d’arrêter.

28) n° 2843 Harriet Beecher Stowe: La Case de l’Oncle Tom, ou Tableaux de l’esclavage dans les Etats-Unis d’Amérique. Edit. Aux Bureaux du Magasin Pittoresque, Paris, 1853.
29) n° 0828 Harriet Beecher Stowe: Uncle Tom’s Cabin, or Life among the Lowly. Grosset-Dunlop, New-York.
30) n° 2541 William Still: The Underground Rail Road, a record. Porter & Coates, Philadelphia, 1872.
31) n° 1949 Claude Julien: Le Rêve et l’Histoire. Deux Siècles d’Amérique. Edit. Grasset, Paris, 1976.

La constitution de 1776 disait: tous les hommes naissent égaux. Mais les Noirs n’étaient pas des hommes. Les Etats-Unis n’ont pas eu de Schoelcher. Claude Julien donne une image bien triste de Lincoln. Attentiste comme tous ceux qui avaient le pouvoir et qui étaient plutôt contre l’esclavage depuis l’indépendance, il voulait des délais, il restait persuadé de la supériorité du Blanc et ce qui comptait avant tout pour lui ce n’était pas les principes mais le maintien de l’Union. La Guerre de Sécession n’a pas été déclenchée par une loi sur l’esclavage mais par le retrait des Etats du Sud après l’élection de Lincoln Président (Caroline du Sud, Mississipi, Floride, Alabama, Géorgie, Louisiane, et finalement Texas). Tout ceci se passe en 1860-61. Ce n’est que bien plus tard, à la fin de la guerre, après la réélection de Lincoln, en 1865, que le 13è Amendement est voté, abolissant l’esclavage. Et un peu plus tard le 14è Amendement (Le Noir doit être jugé dans un procès régulier) et le 15è (il ne sera pas privé de son droit de vote). On sait ce qu’il en est advenu dans les Etats du Sud. Et qu’il a fallu attendre 100 ans de plus. Mais ceci est une autre histoire...
Il y a malgré tout des gens qui se sont battus et qui ont pris des risques. Le Livre sur lUnderground Rail Road n’est pas très intéressant car il n’explique pas son véritable fonctionnement mais recense tous les esclaves qui ont réussi à fuir et leurs histoires. Il mentionne aussi les principaux supports de l’organisation. Les Quakers sont en première ligne. Un mémoire contre l’esclavage est envoyé par eux aux membres du Congrès dès 1789. Harriet Tubman, une esclave qui a réussi à s’échapper est une des grandes figures du Chemin de Fer souterrain. Des sociétés anti-esclavagistes existent en 1830 dans le Nord comme dans le Sud. William Lloyd Garrison, un Baptiste de Nouvelle-Angleterre a eu une très grosse influence (et en particulier sur les Noirs) avec un journal créé à Boston en 1831, le Liberator, qu’il a continué jusqu’à la fin de la Guerre de Sécession. Un pasteur presbytérien, Lovejoy, journaliste lui aussi, est lynché par la foule dans l’Illinois à cause de ses articles. Les hommes du Chemin de Fer avaient tous des fonctions précises: Station Master on the Road, Chief Engineer of the Southern End, Conductor, etc. L’un des Conductors, un Noir, Samuel Burris, est attrapé dans le Delaware et condamné à 7 ans d’esclavage. Ce sont les amis du Rail Road qui ont avancé l’argent pour l’acheter à la vente aux enchères et le ramener à Philadelphie.

Daniel Gibbons, Station Manager

Abigail Goodwin, Benefactress

John Hunn, Chief Engineer Southern End

William Whipper, Conductor Columbia


Uncle Tom's Cabin est publié en 1851 et a tout de suite un écho considérable pas seulement aux Etats-Unis mais également en Europe (je dispose d’une édition en français qui date de 1853). Qui est Mrs Beecher-Stowe? Son père était forgeron à l’origine puis après des études à Yale devint docteur et pasteur. Il va diriger un séminaire à Cincinnati où va également enseigner le mari de Harriet, le révérend Stowe. Or la ville va devenir un champ de bataille entre abolitionnistes et esclavagistes. Le séminaire est fermé. La famille repart vers l’Est. C’est également l’époque à laquelle est votée la Fugitive Law, loi qui permet d’attraper dans les Etats du Nord un esclave enfui du Sud par respect du droit de propriété! Cela a dû déclencher la sainte colère de Mrs Stowe et la décider à faire oeuvre d’écrivain.
Les gens de ma génération ont tous lu la Case de l’Oncle Tom dans la Bibliothèque Verte de Hachette. Dans mon souvenir il s’agissait d’une histoire pleine de bons sentiments et pas particulièrement méchante. En lisant l’original on a d’abord l’impression qu’effectivement il y a beaucoup de prêchi-prêcha biblique et que tous les Noirs sont des Saints. Mais on s’aperçoit vite que c’est plus que cela: un argumentaire parfaitement conçu pour renverser l’opinion publique: beaucoup d’exemples d’enfants arrachés à leurs mères (il y avait d’ailleurs de véritables élevages de nègres en Virginie), des couples rompus, les conjoints obligés de se mettre avec de nouveaux partenaires, des filles vendues pour servir à la lubricité de leurs maîtres ou destinées à des maisons spécialisées à La Nouvelle Orléans, des maîtres bruts et sauvages mais pas tous, au contraire, beaucoup de maîtres ordinaires, pas spécialement méchants, un peu veules (il y a beaucoup de Français parmi ces gens du Sud, n’est-ce pas) et puis la catastrophe: la vente aux enchères de tout le cheptel suite au décès du maître ou en cas de faillite. Les gens du Nord ne sont pas épargnés, on leur reproche leur racisme latent (la cousine Ophélie du Vermont qui n’arrive pas à se forcer à caresser la petite Noire, la fille Toby). On attaque aussi les gens d’église qui justifient l’esclavage en s’appuyant sur la Bible (on revient là à la fameuse malédiction jetée par Noé sur Cham dont la race était condamnée à être les esclaves des esclaves de ses frères Sem et Japhet. Cette histoire était également utilisée chez nous en Martinique. Et le théologien protestant Heidegger au 17è siècle ajoute même qu’au moment où cette malédiction est prononcée les cheveux de Cham se bouclent et son visage devient noir!).

Harriet Beecher-Stowe


Alors on peut penser que ce livre a quand même eu un certain effet et que c’est peut-être à cause de lui que Lincoln, qui, s’il était mou, était malgré tout contre l’esclavage, a été élu Président en 1860, ce qui a entraîné toute la suite. L’Underground Rail Road cite l’exemple d’un certain Sam Green, un Noir libre, qui dans l’Etat du Maryland, en 1854, a été condamné à 10 ans de prison parce qu’on avait trouvé la Case de l’Oncle Tom chez lui. Il faut donc croire que le bouquin faisait peur dans le Sud. Heureuse époque où l’écrit avait encore toute sa puissance!

(2000)