Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 3 : Notes 10 (suite 8) : Réflexions sur la métrique de la poésie japonaise

A A A

(Permanence des vers de 5 et 7 syllabes dans la poésie japonaise, comparaison avec la prosodie chinoise, remarque sur les notes sur le Nô de Fenollosa: Ying et Yang? Voir aussi Notes 10 (suite 7): Littérature japonaise.

Cinq et Sept – Le Ying et Yang de la poésie japonaise

(Texte paru sous le titre: Le 5 à 7 japonais - Réflexions d'un dilettante, dans le premier numéro - septembre 2007 - de la Revue du Tanka francophone éditée par Patrick Simon de Montréal. Le texte a été repris ultérieurement dans la Revue luxembourgeoise de Littérature générale et comparée 2008)

Ferdousi, l’auteur du Livre des Rois, écrit quelque part (à propos de la mise en vers par un poète persan de Kalila et Dimna) : la forme (de la poésie) donne au lecteur lettré une joie de plus ; et pour l’ignorant elle est un bienfait car elle permet d’en perpétuer la mémoire. Ainsi Ferdousi démontre par sa formule lapidaire la double nature de la forme poétique : elle est un élément essentiel de l’impression d’ensemble que la poésie nous transmet et augmente le plaisir de l’esthète ; et par sa métrique, par la rime et le rythme, elle est proche de l’oralité, proche de ses origines (le chant, la déclamation), elle en est la partition musicale.
Le plaisir peut être visuel. La régularité des vers, leur regroupement en ensembles, embellit la mise en page. Les Chinois ont un avantage sur nous : ils peuvent orner leurs poèmes grâce à la calligraphie; et leurs caractères, uniques au monde, ont quelque chose de magique et de fascinant. Ils portent en eux leur histoire, leur étymologie. Ils ont souvent encore un lien direct avec la nature. Fenollosa, dans The Chinese written character as a medium for poetry, cite la fameuse phrase : (le) soleil (se) lève (à) l’est, en trois caractères dont chacun affiche la présence du soleil et dont la présence est ressentie comme une harmonique dans un thème musical. Et Georgette Jaeger qui traduit Tu Fu signale un poème : Lamentation sur les tempêtes d’automne, où le 4ème vers commence par 4 caractères qui comportent tous le symbole de l’eau : la Wang boueuse, la Wei limpide (quand se sépareront-elles à nouveau?). Nos poètes occidentaux ont essayé eux aussi d’ajouter le plaisir de l’œil à celui de l’oreille. Cendrars a joué avec la typographie lors de la première publication du Transsibérien. Et Apollinaire, dans ses Calligrammes, l’utilise pour dessiner des objets (la Pipe). Et pour un très beau poème, Fumées, consacré aux pauvres bougres qui pataugent dans les boues des tranchées de la première guerre mondiale, il choisit une présentation chinoise : une présentation en colonnes qui se lisent de haut en bas et où tous les mots sont coupés en syllabes, en monosyllabes comme les mots chinois. Mais ce ne sont là qu’artifices, des amusements sans grande conséquence.
Par contre toute notre poésie occidentale charme notre oreille en utilisant la rime et le rythme. Toutes nos langues européennes connaissent la rime. Ou la connaissaient jusqu’à l’avènement des «vers-libristes» ! Le chinois la pratiquait d’ailleurs également. Quant au rythme il faut distinguer entre ses différents éléments : nombre de pieds, pauses, accentuation, allitérations. La sonorité en fait d’ailleurs partie. Selon les mots choisis et leurs sons plus ou moins graves le poète peut choisir de créer une atmosphère plus ou moins joyeuse. Le Lied der Glocke de Schiller en est un excellent exemple. Dans le genre lugubre on a le Oceano Nox de notre Victor Hugo national ou le Raven d’Edgar Poe. Pour les autres éléments du rythme tout dépend du caractère de chaque langue. L’allitération est d’usage courant dans la poésie allemande. Dans l’anglaise également. Quant à l’accentuation elle est connue aussi bien par l’allemand et par l’anglais que par certaines de nos langues-sœurs latines. Seul le français semble y échapper. Enfin, en ce qui concerne le nombre de pieds, nous connaissons une très grande diversité. Diversité de langues, d’époques, de genres (pensez à l’alexandrin de notre théâtre classique; encore que douze égale cinq plus sept…).
Ce qui étonne donc le dilettante que je suis dans la poésie japonaise, c’est d’abord l’absence de la rime, ensuite l’importance donnée au nombre de pieds qui est toujours de 5 ou de 7 et qui semble primer largement sur tous les autres éléments du rythme, et, enfin, au fait que la tradition du 5 et du 7 dure depuis l’origine. Oui, mais si la rime était justement ce qui est importait le moins dans la forme poétique? Ne servant qu’à la mémorisation par «l’ignorant» de Ferdousi? Et que l’essentiel était le rythme. Chamberlain qui était pendant l’ère Meiji – on croit rêver – Professeur de japonais et de philologie à l’Université de Tokyo, donne une autre explication de l’absence de rime dans la poésie japonaise (voir n° 3592 Basil Hall Chamberlain : Things Japanese, édit. John Murray, Londres, 1905) : pour qu’il y ait versification, dit-il, il faut que la rime soit intentionnelle; or dans une langue qui n’a que 6 finales, les 5 voyelles et la consonne n, la rime accidentelle est bien trop fréquente pour que l’on retienne ce procédé poétique.
Revenons donc au rythme. Ce rythme qui ne parle pas seulement à notre oreille, mais aussi à notre «oreille interne». Le poète anglais T. S. Eliot a défini quelque part ce qu’il a appelé «l’imagination auditive», cette perception du rythme des syllabes et qui pénétrerait jusqu’à notre inconscient, «s’enfonçant dans un monde oublié et primitif, retournant aux origines et en rapportant quelque chose…». Et si le rythme, dans la poésie japonaise, est limité à son aspect syllabique n’est-ce pas parce que la langue japonaise, comme la française, n’est guère accentuée? L’érudit français Charles Haguenauer parle dans ses Réflexions sur la poésie Tanka de l’époque de Heian de «la  simplicité phonétique d’une langue douce où quelques belles sonorités cristallines ne suffisent pas à compenser le manque de variété dans les sons» (voir n° 2638 Etudes choisies de Charles Haguenauer, Tome 2: Japon - Etudes de Religion, d'Histoire et de Littérature, édit. E. J. Brill, Leiden, Pays-Bas, 1977). Haguenauer oppose le «tanka limité et discret» au «poème chinois rythmé et puissant». Il parle de la «pudeur» et de la «retenue» du poète tankaïste, « peu désireux de trouver, pour s’exprimer, un rythme vraiment personnel, ce qui ne veut pas dire qu’il soit insensible au rythme…». Mais alors pourquoi justement ce rythme-là? Une alternance de pieds en nombre impair? Et toujours sept ou cinq?
Le Nippo-Américain Kenneth Yasuda qui a été chercheur aux Universités de Washington, Columbia et Tokyo et qui a réalisé une remarquable étude du haïku, fait l’historique de la forme poétique japonaise depuis l’origine (voir n°3351 Kenneth Yasuda : The Japanese Haiku, its essential nature, history and possibilities in English, édit. Charles E. Tuttle Company, Vermont/Tokyo, 1959).
Il remonte d’abord à la poésie des débuts, au katauta, cette forme poétique de question- réponse qui remonte probablement aux anciens rites de fertilité où des hommes déguisés en dieux dialoguaient avec les femmes (les filles?) du village. Des rites que l’on trouve ailleurs : je me souviens d’une scène similaire entre groupes de garçons et filles rapportée par Henri Fauconnier dans son chef-d’œuvre Malaisie. Quoi qu’il en soit, la forme habituelle de ce katauta des origines est 5-7-7 ou 5-7-5. Ce point est important pour Yasuda. D’abord parce que cela lui permet de prouver que le haïku n’est pas simplement né de la scission du tanka, mais que sa forme de base, ces fameux trois vers de 5-7-5, correspond au plus profond des instincts poétiques du Japon. Et ensuite parce que cela confirme également sa théorie sur «le souffle». Le haïku, qui est un poème de l’instantané, dit-il, doit être lu dans un souffle. Et donc, le nombre de syllabes doit être limité. Et, pour lui le nombre limite est justement de 17 ou au plus 19 syllabes. Comme le très beau début d’Annabel Lee d’Edgar Poe : «It was many and many a year ago In a kingdom of the sea».
Dans les recueils de poèmes anciens, dit Yasuda, on retrouve en fait quatre formes poétiques: le katauta d’abord, le sedôka ensuite qui est un double katauta, c. à d. 5-7-7 plus 5-7-7, sans prendre forcément la forme de la question-réponse, puis le chôka qui est fait de lignes alternées de 5 et 7 syllabes, un poème de longueur indéterminée, qui se termine toujours par un vers de 7 syllabes et qui peut d’ailleurs comprendre en son corps un katauta, et enfin notre tanka dont la forme est comme chacun sait le 5-7-5-7-7. Notons donc cette grande permanence des vers de 5 et 7 pieds. Notons également un autre point commun à toute la poésie japonaise, le Professeur Chamberlain l’avait déjà fait remarquer : quelque soit la longueur du poème, le nombre de vers est toujours impair! 
Yasuda consacre tout un chapitre au tanka. Il en fait l’histoire : au début il y avait deux pauses : 57-57-7 . Puis une seule : 575-77 . Cette dernière forme permet d’inaugurer un nouveau jeu poétique : deux personnes se répondent, la première avec le tercet 575, la deuxième avec les deux vers d’égale longueur, 77. C’est le renga. Puis on a le renga long. Il devient un véritable jeu de société auquel tout un groupe d’auteurs peut participer (il paraît qu’il y en a eu jusqu’à 100). Ce qui entraîne la création d’un meneur de jeu et la définition d’un thème, un thème qui sera celui de l’ensemble du poème-chaîne et qui sera exposé par le début du renga sous la forme de trois vers 5-7-5. C’est le hokku. Puis le hokku devient indépendant. Et on arrive au haïku de Bashô… Mais je m’arrête là. Il aurait encore fallu parler du haïkaï no renga, ce renga humoristique, léger, plus trivial, qui a donné cette note de fraîcheur (et souvent de cocasse) aux haïkus de l’école de Bashô (d’ailleurs René Sieffert s’obstine à utiliser le nom de haïkaï au lieu de haïku). Mais je ne cherche pas à faire l’histoire de la poésie japonaise. Ma recherche concerne le 5 et le 7! Et arrivés au bout de cette étude la conclusion est évidente : depuis l’origine jusqu’aux temps modernes, la poésie lyrique japonaise ne connaît que les vers de 5 et 7 syllabes.
Et qu’en est-il de l’art dramatique? On sait que dans le Nô il y a des parties chantées et d’autres parlées. Et que dans ces dernières certains passages, souvent de transition, sont en prose, et d’autres en vers. Et là aussi il semble qu’aussi bien les vers chantés que les vers déclamés connaissent eux aussi cette fameuse partition de 5 et de 7 syllabes. Même si le grand spécialiste français, Noël Peri, parle de l’existence de beaucoup d’irrégularités, même d’un vers de 12 syllabes, comme notre alexandrin, mais qui n’est probablement que la juxtaposition de vers de 5 et 7 syllabes (voir n° 3036 Noël Peri : Le Nô, édit. Maison franco-japonaise, Tokyo, 1944). Chez Fenollosa je trouve par contre une indication intéressante. Fenollosa est cet intellectuel de Nouvelle Angleterre, professeur de philosophie à l’Université de Tokyo à l’époque Meiji, sauveur des œuvres artistiques anciennes du Japon et qui a étudié le Nô pendant 20 ans. En prenant des leçons chez l’acteur Umewaka Minuro, descendant d’une vieille famille du théâtre Nô et qui a assuré la survie de ce théâtre sans pareil en rachetant les masques, costumes et accessoires dispersés après la révolution Meiji et en recréant, avec d’autres acteurs, un nouveau théâtre au bord de la Sumida. Mort subitement d’une attaque cardiaque à Londres, Fenollosa n’a jamais pu mettre en forme son étude du Nô et c’est le poète américain Ezra Pound qui fascinait sa jeune veuve qui a eu l’honneur d’exploiter ses notes (voir n° 3015 Ernest Fenollosa and Ezra Pound : Noh or accomplishment, a Study of the Classical Stage of Japan, édit. Alfred Knopf, New-York, 1917). Or dans une note prise par Fenollosa lors d’une conversation avec Minuro, il écrit ceci (à propos des parties chantées du Nô) : «La séquence musicale est une sorte de double séquence faites de 5 notes et de 7 notes, ou de 7 et encore une fois 7, la séquence de 14 notes étant de même durée que la séquence de 12. La suite de 7 syllabes est appelée yo, celle de 5, in ; le gros tambour est aussi appelé yo, il accompagne la suite de 7 syllabes, le petit tambour est appelé in, car il accompagne habituellement la suite de 5; mais si les séquences se suivent d’une manière trop régulière, il arrive que l’on inverse et que le gros tambour accompagne la séquence in et le petit tambour la partie yo…». Or, Fenollosa ne le dit pas, les mots japonais in et yo ne sont rien d’autre que la japonisation des mots chinois ying et yang, c. à d. qu’ils représentent les principes féminin et masculin. Ceci me fait penser que Yasuda, à un moment donné, parle du rapport qui existe entre les chiffres 5 et 7, qu’il compare au rapport 2/3 et évoque le nombre d’or. Cela veut dire quoi? Que les vers de 5 et 7 syllabes sont dans un rapport harmonieux entre eux (l’harmonie du Tao? du Ying et du Yang?), qu’ils définissent une sorte de structure binaire et qu’au fond ils constituent le rythme majeur de la poésie japonaise.
Mais le dilettante que je suis n’est toujours pas satisfait. Pourquoi ne parle-t-on jamais de la Chine ? Voici un peuple, le japonais, qui a tout pris chez son voisin chinois, l’écriture, une partie de son vocabulaire, le bouddhisme, et tant d’éléments de sa culture. N’aurait-il pas pris en plus ces fameux vers de 5 et de 7 pieds dans la tradition de la poésie chinoise?
Alors je me tourne vers ce grand sinologue qu’est l’Anglo-Irlandais Arthur Cooper qui, en marge de ses superbes traductions et commentaires relatifs aux deux plus grands poètes de la période Tang, Li Po et Tu Fu, trace un bref historique de la poésie chinoise depuis l’origine (voir n° 2531 Arthur Cooper : Li Po and Tu Fu, édit. Penguin Books, Londres, 1973). Une origine bien plus lointaine que celle de la japonaise : le fameux Livre des Odes, une anthologie, que, d’après la tradition, Confucius lui-même aurait compilée, contient des poèmes qui remontent au 12ème siècle avant Jésus-Christ. Vertigineux! La métrique de ces anciens poèmes et d’abord du premier d’entre eux, le Kuan Ch’ü, un chant nuptial, est 2+2=4 et 4+4=8. Et c’est cette métrique qui va caractériser toute la poésie chinoise pendant près de 1000 ans. Puis vient une période où la métrique est plus irrégulière, souvent dissymétrique avec un nombre de pieds (ou de mots, puisque dans la langue chinoise qui est monosyllabique, syllabes égale mots) impair. La grande collection de poèmes qui caractérisent cette période, des poèmes qui datent des 4ème et 3ème siècles avant J.C., s’appelle Ch’u Tz’u. Les vers ont une longueur variable qui peut aller de 4 à 12 syllabes (et même plus) et sont marqués par l’apparition d’une nouveauté dans la métrique chinoise : la pause. L’ancienne métrique du Livre des Odes continue néanmoins jusqu’aux premiers siècles après J.C. lorsque apparaissent deux nouvelles formes rythmiques dont l’origine, dit Arthur Cooper, est probablement à chercher dans les chants de danseuses professionnelles. Ces formes, basées sur une césure asymétrique, vont dominer toute la poésie Tang ainsi que la poésie lyrique postérieure. Dans l’une des formes le 2+2=4 devient 2+3=5, et l’autre devient 4+3=7. Et voilà, nous avons retrouvé nos chers 5 et 7 de la poésie japonaise. Avec une différence de taille néanmoins : il n’y a pas cette alternance 5/7 qui caractérise la prosodie japonaise. Si on examine l’oeuvre de Li Po et de Tu Fu p. ex. on s’aperçoit que c’est une même métrique, une seule, soit celle de 5, soit celle de 7, qui est adoptée pour l’ensemble d’un poème. Autre différence : la césure, véritable «pause», est très marquée, et ceci systématiquement avant le groupe des dernières trois syllabes (ou mots). Le rythme 2 – 3 ou 4 – 3 est tel que l’on pourrait même parler de demi-vers. Ce rythme est probablement facilité par la concision de la langue chinoise, et tout particulièrement de sa langue poétique. Ce qui fait que malgré la brièveté d’un tel demi-vers, il représente une véritable phrase qui a un sens, un exposé ou une action, une phrase sujet ou une phrase complément.
Alors quelles conclusions faut-il en tirer? Les vers de 5 et 7 pieds japonais sont-ils d’origine chinoise? Difficile à dire. Ils peuvent très bien avoir une origine distincte et provenir, comme toute poésie d’ailleurs, du chant et de la danse. Mais ce rythme binaire de 5 et 7 est lui profondément japonais. C’est sa marque. La poésie chinoise n’en a pas besoin. Chaque vers a, par la césure en son milieu, son propre rythme binaire. Et, en plus, elle possède, comme la plupart de nos langues occidentales, d’autres outils encore, dont la rime et l’accentuation.
Alors chaque fois que l’on parle de métrique on parle de la façon de la rendre dans nos langues à nous. Rendre la poésie de Li Po ou de Tu Fu avec des vers aussi courts que l’original est rigoureusement impossible. Arthur Cooper résout le problème en adoptant une métrique, différente il est vrai, mais toute aussi rigoureuse que la chinoise. A chaque demi-vers il ajoute deux syllabes et respecte systématiquement une césure avant le dernier groupe de syllabes (qui sont alors au nombre de 5). Ainsi le vers de 2+3 devient 4+5 en anglais et le vers 4+3, devient 6+5.
Dans la poésie japonaise c’est surtout le haïku, la forme de poésie la plus populaire, qui a conduit à de nombreuses controverses. Mais la plupart des experts ont estimé qu’il fallait adopter la même métrique 5-7-5, tant pour les traductions que pour les haïkus originaux en langues occidentales. C’est aussi la règle admise officiellement par le forum Haïku. Et je trouve que c’est bien ainsi. C’était l’opinion d’Etiemble qui fustige «tous ces traducteurs qui ne tiennent aucun compte du nombre de syllabes». «Les traductions européennes (et américaines) sont presque autant de trahisons» (voir Sur quelques adaptations et imitations du haïku dans n° 1765 Etiemble : Essais de Littérature (vraiment) générale, édit. Gallimard, Paris, 1975). René Sieffert a toujours défendu avec véhémence la règle du 5-7-5. Dans son introduction au Manteau de Pluie du Singe il y revient encore : «La forme, loin d’être débarrassée, comme l’affirme Roland Barthes, des contraintes métriques, est, tout au contraire, d’une inflexibilité quasi absolue, au point que Bashô lui-même avait renoncé à l’assouplir, après quelques tentatives qui ne l’avaient que médiocrement satisfait. En faire fi dans une traduction, en faire du «vers libre», disposé sur trois lignes pour jeter la poudre aux yeux du lecteur, c’est perdre irrémédiablement un élément qui, pour être formel, n’en est pas moins essentiel» (voir n° 3341 Bashô : Le Manteau de Pluie du Singe, trad. René Sieffert, édit. Publications orientalistes de France, Paris, 1986). Yasuda est du même avis. Pourtant il s’étend longuement sur les autres possibilités qu’offrent nos langues occidentales : rime, accentuation, allitérations, etc. et il conseille de les utiliser, ce qui me paraît un peu contradictoire. Et je rejoins là aussi l’opinion d’Etiemble qui se moque des traducteurs de haïkus qui emploient la rime.
D’autres amateurs de haïkus continuent à adopter une position moins stricte. Ainsi de Koumiko Muraoka et Fouad El-Etr qui, dans leurs traductions de Bashô, prennent beaucoup de libertés avec la métrique (voir n° 3340 Matsuo Bashô : Cent cinq haïkaïs,  traduction de Koumiko Muraoka et Fouad El-Etr, édit. La Délirante, Paris, 1979). Et pourtant, ils ont souvent de belles réussites comme ce haïku d’hiver que j’aime beaucoup :

Soleil d’hiver
Sur un cheval
Une silhouette gelée

Et puis il y a cet Ecossais qui vit en France, poète, écrivain, prof à la Sorbonne, nomade culturel, l’inventeur de la géopoétique, Kenneth White. Il est grand admirateur de Bashô. A écrit les Cygnes sauvages en hommage au poète et refait trois siècles plus tard ce pèlerinage vers des lieux lointains, ce voyage pour le Nord entrepris par Bashô au printemps 1689 (voir n° 3577 Kenneth White : Les Cygnes sauvages, édit. Grasset et Fasquelle, Paris, 1990). Et puis il écrit des haïkus (voir n° 3576 Kenneth White : L’Ermitage des Brumes, édit. Dervy, Paris, 2005). Sans se soucier de métrique. En français et en anglais. Simples et dépouillés comme celui-ci, intitulé Méditation :

Un temple dans la montagne :
Le balai qui passe
Le balai qui passe

A temple in the mountains
The sound of sweeping
The sound of sweeping

Et moi, chaque fois que je lis ce poème, me vient à l’esprit l’image d’un film. Un film coréen. Je crois que le titre était Printemps, Eté, Automne, Hiver, Printemps ou quelque chose de ce genre. La vision d’un lac caché dans une vallée. La case d’un ermite sur une plate-forme en bois ancrée au milieu du lac. L’ermite a recueilli un jeune homme de la ville, poursuivi par la police, accusé d’un crime, crime passionnel. Le jeune homme dort, rêve, pense. Et puis se saisit du balai de jonc et balaie la plate-forme en bois, les feuilles rouges des érables, les feuilles couleur de sang, les feuilles de l’automne. Et c’est ce double s du balai qui passe et qui repasse et ce son chuchotant du sweeping qui me remémorent la scène. Alors que dire après cela? Ce que veut le poète, c’est nous transmettre une image, une vision aussi furtive soit-elle. Et l’émotion qui s’y rattache. Alors, s’il a réussi cela, n’a-t-il pas raison? D’ailleurs le poète n’a-t-il pas toujours raison?

(août 2007)